SOUVENIRS MATHÉMATIQUES
LE BINÔME DE NEWTON
Le problème de la toile des Épeires est vraiment
superbe. Volontiers je l'aurais exposé avec tous les
développements qu'il mérite, si je n'avais craint
de lasser l'attention. Peut-être même, dans le
peu que j'ai dit, ai-je dépassé la mesure. Je
dois alors un dédommagement au lecteur. Voulez-vous
que je raconte, lui dirai-je, comment je me suis assez nourri
d'algèbre pour voir clair dans le réseau logarithmique,
et comment je suis devenu arpenteur de toiles d'Araignée?
Le voulez-vous? Cela nous reposera un moment de l'histoire
des bêtes.
Je crois entrevoir un signe d'acquiescement. On a jadis accueilli
avec quelque indulgence mon école de village, visitée
des poussins et des porcelets; pourquoi ma rude école
de l'isolement n'aurait-elle pas son intérêt?
Essayons de la raconter. Et qui sait? ce faisant, peut-être
raffermirai-je le courage de quelque autre déshérité,
avide, lui aussi, de savoir. Apprendre sous la direction d'un
maître m'a été refusé.
J'aurais tort de m'en plaindre. L'étude solitaire
a sa valeur; elle ne vous coule pas dans un moule officiel,
elle vous laisse votre pleine originalité. Le fruit
sauvage, s'il arrive a maturité, a une autre saveur
que le produit de serre chaude; il laisse aux lèvres
qui savent l'apprécier un mélange d'amertume
et de douceur dont le mérite s'accroît par le
contraste.
Si c'était en mon pouvoir, oui, je recommencerais,
face à face avec l'unique conseiller le livre, pas
toujours bien clair; volontiers je reprendrais mes veillées
solitaires, mes luttes contre le ténébreux d'où,
sous les coups de sonde opiniâtres, jaillit enfin une
lueur; je referais mes rudes étapes d'autrefois, stimule
par le seul désir qui ne m'ait jamais fait faillite,
le désir d'apprendre et de communiquer après
mon peu de savoir à d'autres.
Au sortir de l'école normale, mon bagage mathématique
j'était des plus modestes. Une racine carrée
à extraire, 1a surface de la sphère à
évaluer avec démonstration, étaient pour
moi les points culminants de la science. Le terrible logarithme,
lorsque par hasard j'en ouvrais une table, me donnait le vertige,
avec son amoncellement de nombres; certaine frayeur, mêlée
de respect, me prenait rien que sur le seuil de cette caverne
à calculs. De l'algèbre, aucune notion. J'en
savais 1e nom, et sous ce vocable tourbillonnait en ma pauvre
cervelle la cohue de l'abstrus.
D'ailleurs aucune velléité de fouiller un peu
dans le grimoire. C'était 1à un de ces mets
indigestes que l'on vante de confiance sans y toucher. Combien
je lui préférais un beau vers de Virgile, que
je commençais à comprendre! M'eût bien
surpris qui m'aurait annoncé que j'allais, de longues
années durant, me passionner pour pareille étude,
mon effroi. La bonne fortune me valut la première leçon
d'algèbre, leçon donnée et non reçue,
cela va de soi.
Un jeune homme me vint, à peu près de mon âge,
me priant de lui apprendre l'algèbre. Il se destinait
aux ponts et chaussées et préparait un examen.
Il venait à moi, me prenant, le candide, pour un puits
de science. Ah! qu'il était loin de compte, le naïf
postulant!
Sa demande me valut un soubresaut de surprise, aussitôt
réprimé par la réflexion. " Donner
des leçons d'algèbre, me disais-je en moi-même;
ce serait insensé, je n'en sais pas le premier mot!
" Et je restai là, quelques instants, pensif,
tiraillé par l'indécision. Faut-il accepter?
faut-il refuser ? continuait 1a voix intérieure.
Bah! acceptons. Un moyen héroïque d'apprendre
a nager, c'est de se jeter hardiment à la mer. Jetons-nous
dans le gouffre de l'algèbre, tête première,
et peut-être le péril d'une noyade imminente
suscitera des efforts capables de me tirer d'affaire. Je ne
sais rien de ce qu'on me demande. C'est égal, allons
de l'avant, piquons une tête dans le ténébreux.
J'apprendrai en enseignant.
Ah! la belle audace qui me lance d'un bond dans un domaine
où je n'avais pas encore songé à pénétrer ;
ah! l'incomparable levier que la confiance des vingt ans!
"C'est entendu, répondis-je. Vous viendrez après-demain,
à cinq heures, et nous commencerons."
Ce délai de vingt-quatre heures dissimulait un plan.
.J'avais une journée de répit, le bienheureux
jeudi, qui me donnera le loisir de combiner un peu mes moyens.
Ce jeudi est venu. Le ciel est gris et froid. Par ce vilain
temps, une grille bourrée de coke est chose délectable.
Chauffons-nous et méditons.
Eh bien, mon garçon, te voilà dans une belle
aventure! Comment feras-tu demain? Avec un livre, piochant
toute la nuit s'il le faut, tu pourrais préparer un
semblant de leçon, juste de quoi remplir, vaille que
vaille, l'heure redoutée. On verrait après.
À chaque jour sa peine.
Mais ce livre, tu ne l'as pas. Courir chez le libraire est
inutile. Un traité d'algèbre n'est pas marchandise
courante. Il faudra le faire venir, ce qui prendra la quinzaine
tout au moins. Et c'est pour demain, demain sans faute, j'en
ai fait la promesse. Autre raison, et celle-là sans
réplique: les fonds sont bas; mes dernières
ressources pécuniaires roulent en un coin de tiroir.
Je les ai comptées; il y a douze sous, somme insuffisante.
Faudra-t-il me dédire? Oh! que non! Une ressource
me vient en mémoire, peu délicate, il est vrai,
et confinant presque au larcin. Graves sérénités
de l'algèbre, vous me vaudrez l'excuse de ce péché
véniel. Confessons le détournement temporaire.
La vie en mon collège a quelque chose de claustral.
Au prix d'une modeste rétribution, nous sommes, la
plupart des maîtres, logés dans l'établissement
et nous mangeons à la table du principal. Le professeur
de sciences, gros personnage de l'état-major, loge
en ville, et a néanmoins, comme nous, ses deux cellules,
et de plus une terrasse où les manipulations de 1a
chimie dégagent en plein air leurs gaz irrespirables.
Aussi trouve-t-il plus commode de faire la classe chez lui,
la majeure partie de l'année.
Là, en hiver, devant une grille bourrée de
coke comme la mienne, se rendent les élèves.
Ils y trouvent tableau noir, cuve pneumatique, ballons de
verre sur la cheminée, panoplie de tubes courbés
appendus aux murs, et enfin certaine armoire où j'ai
entrevu dans le temps une rangée de livres, oracles
consultés du maître au cours de ses leçons.
Parmi ces livres, me disais-je, se trouve apparemment un
volume d'algèbre. Le demander à qui de droit
ne me sourit guère. Le cher collègue m'accueillerait
du haut de sa grandeur, prendrait en dérision mes visées
ambitieuses. Je serais éconduit, j'en ai la certitude.
L'avenir devait me prouver combien ma méfiance avait
raison. L'étroitesse d'esprit, la jalousie mesquine
partout se retrouvent.
Ce livre, qu'on me refuserait si je le demandais, allons
le prendre. C'est jour de congé. Le maître n'apparaîtra
pas d'aujourd'hui, et la clef de ma chambre est, de peu s'en
faut, pareille à la sienne.
Je vais, l'oreille et l'il au guet. Ma clef force légèrement
dans la serrure, hésite, reprend, pèse plus
fort. C'est fait, la porte s'ouvre. L'armoire est visitée.
Un livre d'algèbre s'y trouve, en effet, copieux comme
on les écrivait alors, épais de trois gros travers
de doigt. Les jambes me flageolent. Ah! pauvre crocheteur
de portes, si tu étais surpris en pareille équipée!
Tout se passe à souhait. Vite refermons et rentrons
chez nous avec le livre larronné.
A nous deux maintenant, ténébreux bouquin dont
1e nom arabe a comme un relent de sciences occultes et fraternise
avec ceux d'almageste et d'alchimie. Que vas-tu me montrer?
Feuilletons au hasard. Avant d'arrêter 1a vue sur un
point déterminé du paysage, il convient de s'informer
de l'ensemble. Les pages rapidement se succèdent, ne
me disant rien. Au cur du volume, un chapitre m'arrête;
il a pour titre: Binôme de Newton.
Ce titre m'allèche. Que peut bien être un binôme,
et surtout un binôme de Newton, le grand savant anglais
qui a pesé les mondes? En quoi la mécanique
du ciel a-t-elle affaire là ? Lisons, essayons d'y
voir clair. Coudes sur la table, pouces derrière l'oreille,
je fais appel à toutes mon attention.
La surprise me gagne: je comprends. Il y a là certain
nombre de lettres, signes généraux qui s'amalgament
en groupes de toutes les façons, se placent ici, puis
là, puis ailleurs à tour de rôle; il y
a, comme dit le texte, des arrangements, des combinaisons,
des permutations. Plume aux doigts, je combine, j'arrange,
je permute. C'est un exercice fort récréatif,
ma foi, un jeu où l'expérience du résultat
écrit confirme les prévisions de 1a logique
et vient en aide aux défaillances de 1a réflexion.
" Ce sera pain bénit, me disais-je, si
l'algèbre n'est pas plus difficile. " Je devais
revenir de cette illusion quand au binôme, friande brioche,
succéda plus tard l'indigeste galette. Mais pour aujourd'hui,
nul avant-goût des difficultés futures, nul pot
au noir où l'on s'empêtre plus avant à
mesure que l'on persiste à se débattre.
Ah! 1a délicieuse après-midi, devant ma grille,
au milieu des arrangements et des combinaisons! La nuit venue,
je possédais à peu près mon sujet. Lorsque,
à sept heures, la cloche sonna le repas commun à
la table du principal, je descendis tout gonfle des joies
du néophyte admis aux honneurs de l'initiation. Les
a, les b, les c, entrelacés en
savantes guirlandes, me faisaient cortège.
Le lendemain, mon élève est là. Tableau
noir et craie, tout est prêt. Ce qui l'est moins, c'est
le maître. Bravement j'entame mon binôme. Mon
auditeur s'intéresse aux lettres combinées.
Pas un instant il ne se doute que, révolutionnaire
scandaleux, je mets la charrue avant les bufs et débute
par où nous aurions dû finir. J'agrémente
mes explications de quelques menus problèmes, haltes
où l'esprit se recueille et prend des forces pour un
nouvel élan.
Nous cherchons ensemble. Discrètement, afin de lui
laisser le mérite de la trouvaille, je lui soumets
les éclaircies qui me viennent. La solution se trouve.
Triomphe de mon écolier; de ma part aussi triomphe,
mais tacite, dans les replis de la conscience, qui me dit :
"Tu comprends, puisque tu parviens à faire comprendre."
Pour l'un et pour l'autre, l'heure passa vite, très
agréable. Mon jeune homme me quitta satisfait. Je ne
l'étais pas moins; j'entrevoyais une originale façon
d'apprendre.
Les ingénieux et faciles arrangements du binôme
me donnèrent le loisir d'attaquer mon livre d'algèbre
par le vrai commencement. En trois ou quatre jours j'avais
fourbi mes armes. De l'addition et de la soustraction, rien
à dire: c'est d'une simplicité qui s'impose
à la première lecture. Avec la multiplication,
les choses se gâtèrent. Il y a là certaine
règle des signes affirmant que moins multiplié
par moins donne plus. Ai-je pâti sur cette espèce
de paradoxe !
Là-dessus, paraît-il, le livre s'expliquait
mal, ou plutôt employait méthode trop abstraite.
J'avais beau lire, relire, méditer, le texte obscur
gardait son obscurité. C'est 1a le mauvais côté
du livre en général, il dit ce qui est imprimé,
rien de plus. Si vous ne comprenez pas, nul conseil de sa
part, nul essai dans une autre voie qui vous conduirait à
la lumière. Un mot de rien parfois suffirait à
vous remettre en bon chemin, et ce mot il ne le dit pas, fige
qu'il est dans sa rédaction.
Combien lui est préférable la parole! Elle
avance, recule, recommence, fait le tour de l'obstacle et
varie les moyens d'attaque, si bien que le ténébreux
à 1a fin s'illumine. Ce phare incomparable de 1a parole
autorisée me manquait, et je naufrageais, sans espoir
de secours, dans cette perfide mare de la règle des
signes.
Mon élève devait s'en ressentir. Après
un essai d'explication où je rassemblais le peu de
lueur que je me figurais entrevoir: " Comprenez-vous?
" lui demandais-je. Question inutile, mais bonne à
gagner du temps. Ne comprenant pas moi-même, j'étais
bien convaincu d'avance qu'il ne comprenait pas non plus.
"Non," répondait-il, s'accusant peut-être,
le candide, d'intelligence réfractaire à ces
transcendantes vérités.
"Essayons d une autre manière." Et je reprends
comme ceci, comme cela, puis autrement. Le regard de mon élève
me sert de thermomètre, il me dit le progrès
de mes assauts. Un petit clignement de satisfaction m'annonce.
Le succès. Je viens de frapper juste; j'ai trouvé
le joint. Le produit de moins par moins nous livre ses arcanes.
Ainsi se continuaient nos études, lui, passif récepteur
où se logeait l'idée acquise sans effort, moi,
âpre pionnier, pétardant le roc du livre, à
grand renfort de veillées, pour en extraire la gemme
du vrai. Un autre rôle me revenait, non moins ardu:
je devais dégrossir l'abstruse trouvaille, la dépouiller
de sa rugosité et la présenter à l'intelligence
sous un aspect moins farouche. Ce travail de lapidaire, jetant
un peu de jour dans les flancs du caillou, était, en
mes loisirs, besogne favorite. Je lui dois beaucoup.
Résultat final: mon élève passe son
examen; il est reçu. Quant au livre clandestinement
emprunté, il est depuis bien longtemps remis à
sa place et remplacé par un autre qui, cette fois,
m'appartient.
En mon école normale j'avais appris, sous 1a direction
d'un maître, un peu de géométrie élémentaire.
Dès les premières leçons, je goûte
assez bien cet enseignement. J'y soupçonne une méthode
guidant la raison à travers les broussailles de l'idée;
j'entrevois la recherche du vrai sans trop broncher en chemin,
parce que chaque pas en avant a ferme appui sur le pas déjà
fait; je devine dans la géométrie ce qu'elle
est excellemment avant tout: une école d'escrime intellectuelle.
Peu m'importe en ses applications la vérité
démontrée; ce qui me passionne, c'est la marche
qui la met en évidence. On part d'un point très
clair, et, de degrés en degrés, on s'engage
dans l'obscur, qui s'illumine à son tour en irradiant
de nouvelles clartés pour une ascension supérieure.
Cette invasion progressive du connu vers l'inconnu, cette
lanterne scrupuleuse éclairant ce qui suit des clartés
de ce qui précède, c'était là
vraiment mon affaire.
La géométrie devait m'apprendre 1a marche
logique de la pensée; elle devait me dire comment lc
difficile se subdivise en tronçons qui, élucidés
l'un après l'autre, se groupent en levier capable d'ébranler
le bloc directement invincible; comment enfin s'engendre l'ordre,
base de 1a clarté.
Si jamais il m'a été donné d'écrire
quelques pages parcourues du lecteur sans trop de fatigue,
je le dois pour une bonne part à 1a géométrie,
merveilleuse éducatrice dans l'art de conduire sa pensée.
Certes, elle ne donne pas l'idée, fleur délicate
éclose on ne sait comment et non apte à prospérer
dans tous les terrains; mais elle coordonne l'embrouillé,
elle émonde le touffu, elle calme le tumultueux, elle
filtre le trouble et donne le clair, produit supérieur
aux tropes de 1a rhétorique.
Comme ouvrier de la plume, oui, je lui dois beaucoup. Aussi
mes souvenirs reviennent volontiers a ces belles heures de
noviciat, lorsque, retiré dans un coin du jardin pendant
la récréation, un petit carré de papier
sur 1e genou, un bout de crayon aux doigts, je m'exerçais
à déduire correctement telle ou telle autre
propriété d'un assemblage de lignes droites.
On s'amusait à la ronde; je me délectais avec
un tronc de pyramide. Peut-être aurais-je mieux fait
de me fortifier les jarrets aux trois sauts, de m'assouplir
les reins aux cabrioles du gymnase. J'en ai connu qui, versés
dans la cabriole, ont mieux prospéré que le
penseur.
En mes débuts dans l'enseignement, voici donc que
je possède assez bien les éléments de
la géométrie. Au besoin, je saurais manier l'équerre
et le jalon de l'arpenteur. Mes vues ne vont pas au delà.
Cuber un tronc d'arbre, jauger un tonneau, mesurer la distance
d'un point inaccessible, me semblent le plus haut essor des
connaissances géométriques. Y a-t-il une envolée
supérieure ? Je ne le soupçonnais même
pas, quand une éclaircie fortuite m'apprit combien
était mesquin le petit coin que j'avais défriché
dans l'immense domaine.
En ce temps-là, le collège où je faisais
depuis deux ans mes premières armes d'éducateur
venait de dédoubler ses classes et d'augmenter largement
son personnel. Les nouveaux venus logeaient tous, comme moi,
dans l'établissement, et nous mangions en commun à
la table du principal. Nous formions une ruche où,
dans nos cellules respectives, aux heures de loisir, s'élaborait
le miel de l'algèbre et de la géométrie,
de l'histoire et de la physique, du grec et du latin surtout,
tantôt en vue de la classe prochaine, tantôt,
et plus souvent, en vue d'un grade à conquérir.
Les parchemins universitaires manquaient de variété.
Tous mes collègues étaient bacheliers ès
lettres, mais rien de plus. Il fallait, si possible, s'armer
un peu mieux pour faire sa trouée. On travaillait dur
et ferme. J'étais le plus jeune du laborieux phalanstère,
et non moins désireux qu'un autre d'augmenter mon humble
bagage.
D'une chambre à l'autre les visites étaient
fréquentes. On venait se consulter pour une difficulté,
causer un peu pluie et beau temps. J'avais pour voisin de
cellule un ex-fourrier qui, las de 1a caserne, s'était
réfugié dans l'enseignement. En sa qualité
de préposé aux écritures de sa compagnie,
il avait quelque peu fréquenté le chiffre, et
l'ambition lui était venue d'acquérir le diplôme
de bachelier ès sciences mathématiques. La pulpe
cérébrale, parait-il, s'était durcie
au régiment. D'après ce que m'apprenaient les
chers collègues, malins colporteurs des misères
d'autrui, deux fois il s'était déjà présenté
aux examens, deux fois il avait été refusé.
Tenacement il revenait à ses cahiers et à ses
livres, non rebuté par deux échecs.
Ce n'est pas qu'il fût séduit par les beautés
mathématiques, oh! non; mais le grade ambitionné
favoriserait ses projets. Il espérait régir
lui-même, lucrativement, le légume et le beurre.
Le passionne d'étude pour 1a seule satisfaction de
savoir, et l'opiniâtre trappeur chassant le diplôme
ainsi qu'une proie à mettre sous 1a dent, n'étaient
pas faits pour se comprendre et s'associer. Le hasard fit
la conjonction.
Bien des fois j'avais surpris mon homme qui, le soir, a
1a clarté d'une chandelle, les coudes sur 1a table
et le front dans les mains, longuement méditait devant
un grand cahier noirci de signes cabalistiques. De temps autre,
l'idée venue, il prenait 1a plume et traçait
à la précipitée une ligne d'écriture
où les lettres, grandes ou petites, se groupaient sans
signification grammaticale. Les x et les y revenaient
souvent, entremêlés de chiffres. A la fin de
la rangée, le signe de l'égalité et zéro.
Puis nouvelle réflexion, les yeux clos, et nouvelle
rangée de lettres disposées dans un autre ordre
et suivies pareillement de zéro. Ainsi se remplissaient
des pages bizarres dont chaque ligne avait pour finale rien.
" Que faites-vous donc là avec tous ces alignements
de valeur zéro? " lui demandai-je un jour. Le
mathématicien me regarda d'un air narquois, venu de
la caserne. Certain pli malicieux du coin de l'il dénotait
en quelle commisération était prise mon ignorance.
Le collègue zéros n'abusa pas cependant de sa
supériorité. Il m'apprit qu'il s'occupait de
géométrie analytique.
Ce terme me fit un étrange effet. Silencieux, je ruminais
ceci: il y a une géométrie supérieure,
s'apprenant surtout avec des combinaisons de lettres où
dominent les x et les y. Quand il réfléchit
si longuement, le front dans les mains, mon voisin de cellule
cherche à découvrir le sens caché de
son grimoire; il voit danser dans l'espace 1a traduction figurée
de ses calculs. Qu'aperçoit-il ? Comment les signes
alphabétiques, arrangés d'une manière,
puis d'une autre, peuvent-ils donner une image des formes,
image visible des seuls yeux de l'esprit? Je m'y perds.
" Il faudra, dis-je, que j'apprenne un jour la géométrie
analytique; m'aiderez-vous ?
Je veux bien, " fit-il, avec un sourire où
se lisait son peu de confiance dans mes velléités.
N'importe, un pacte fut convenu ce soir-là: nous défricherions
ensemble le champ de l'algèbre et de la géométrie
analytique, base du baccalauréat ès sciences
mathématiques; nous mettrions en commun, lui l'expérience
de ses méditations, moi mon ardeur juvénile.
On commencerait dès que j'en aurais fini avec le baccalauréat
ès lettres, ma grande préoccupation du moment.
En ces temps lointains, il était de règle de
faire précéder la science de quelques sérieuses
études littéraires. Il fallait avoir fréquenté
les bons esprits de l'antiquité, conversé avec
Horace et Virgile, Théocrite et Platon, avant de toucher
aux toxiques de la chimie, aux leviers de la mécanique.
A ces préparatifs, les délicatesses de 1a pensée
n'avaient qu'à gagner. Les exigences de 1a vie, toujours
plus âpres à mesure que le progrès nous
afflige de plus de besoins, ont changé tout cela. Foin
du langage correct; avant tout les affaires!
Cette hâte eût convenu à mon impatience.
Je maugréais, je le confesse, contre le règlement
qui m'imposait le latin et le grec avant de me permettre d'entrer
en relation avec le sinus et le cosinus. Aujourd'hui, mieux
renseigné mûri par l'âge et par l'expérience,
je suis d'un autre avis. Je regrette vivement que mes humbles
études littÈraires n'aient pas été mieux
conduites et davantage prolongées.
Pour combler un peu, sur le tard, cette énorme lacune,
je suis respectueusement revenu à ces bons vieux livres
qu'il est d'usage d'écouler chez le bouquiniste à
peine défraîchis. Vénérables feuillets,
annotés du crayon dans mes veillées du jeune
âge, je vous ai retrouvés, et plus que jamais
vous êtes mes amis.
Vous m'avez appris qu'une obligation s'impose à qui
manie 1a plume: c'est d'avoir quelque chose à dire,
capable de nous intÈresser. Si le sujet est de l'ordre des
sciences naturelles, l'intérêt est presque toujours
assuré; le difficile, le très difficile est
de l'émonder de ses épines et de le présenter
sous un aspect avenant.
La Vérité, dit-on, sort nue du fond d'un puits.
Soit, mais reconnaissons qu'elle gagne à se trouver
décemment vêtue. Elle réclame, non les
falbalas tapageurs empruntés au vestiaire de la rhétorique,
mais au moins une feuille de vigne. Seuls, les géomètres
ont le droit de lui refuser ce modeste costume. En des théorèmes,
la clarté suffit.
Les autres, le naturaliste surtout, ont le devoir de nouer,
avec quelque élégance, une tunique de gaze autour
des reins de la vérité.
Si je dis: "Baptiste, donne-moi mes pantoufles,"
je m'exprime dans un langage clair, peu riche de variantes.
Je sais très bien ce que je dis et ma parole est comprise.
D'aucuns prétendent, et ils sont nombreux, qu'en tout
cette rudimentaire méthode est la meilleure. Ils parlent
science avec leurs lecteurs, comme ils parleraient pantoufles
avec Baptiste. Une syntaxe de Cafre ne les effarouche pas.
Ne leur parlez pas de la valeur d'un terme choisi, mis en
sa vraie place; parlez-leur encore moins d'une construction
cadencée, sonnant à peu prés bien. Enfantillages
que tout cela, disent-ils; minuties d'un esprit à courtes
vues !
Peut-être ont-ils raison; l'idiome de Baptiste est
grande économie de temps et de tracas. Cet avantage
ne me tente pas; il me semble que le relief de l'idée
veut expression lucide, sobrement imagée. Un terme
convenable, casé en sa vraie place et disant sans fracas
les choses qu'il veut dire, impose un choix, souvent laborieux.
Il y a des mots ternes, triviaux moellons du discours; il
y en a de colorés, pour ainsi dire, et comparables
aux coups de pinceau qui sèment des plaques de lumière
sur le fond gris d'un tableau. Ces mots faisant image, ces
traits s'aillants où s'accroche l'attention, comment
les trouver et comment les associer en un langage soucieux
de 1a syntaxe et non déplaisant à l'oreille
?
On ne m'a rien appris de cet art. D'ailleurs cela s'apprend-il
dans les écoles? C'est fort douteux. Si le feu naturel
de nos propres veines, si l'inspiration ne vient en aide,
vainement nous feuilletterons le vocabulaire; le mot voulu
ne viendra pas. A quels maîtres alors recourir pour
faire éclore et pour développer l'humble germe
qui est en nous latent ? A 1a lecture.
En mon jeune âge, j'ai toujours été
fervent liseur; mais les délicatesses d'un langage
bien conduit ne m'intéressaient guère: je ne
les comprenais pas. Assez tard, je touchais à 1a quinzaine,
j'ai vaguement entrevu que les mots ont leur physionomie.
Les uns m'agréaient mieux que d'autres par le relief
de leur signification et 1a sonorité de leur cadence;
ils faisaient en mon esprit image plus nette; à leur
manière, ils me donnaient peinture de l'objet décrit.
Coloré par son adjectif et animé par son verbe,
le nom devenait réalité vivante; ce qu'il disait,
je le voyais. Ainsi lentement se révélait 1a
magie des mots, lorsque les chances de mes lectures sans guide
me valaient quelques pages faciles et de bon aloi.
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