SOUVENIRS MATHÉMATIQUES
MA PETITE TABLE
C'est l'heure de commencer la géométrie analytique.
Mon associé, le mathématicien, peut venir; il
me semble que je comprendrai ce qu'il dira. J'ai déjà
feuilleté mon livre, et me suis aperçu que le
sujet traité, récréatif par sa méthode,
n'est pas hérissé de difficultés bien
graves.
On débute chez moi, devant un tableau noir. Après
quelques séances, prolongées dans le recueillement
de la nuit, je reconnais, à ma vive surprise, que mon
maître, vétéran du grimoire, est en réalité
mon écolier le plus souvent. Il ne voit pas très
clair dans les combinaisons des abscisses et des ordonnées.
Je m'enhardis à prendre moi-même la direction
du bâton de craie, à saisir le gouvernail de
notre barque algébrique. Je commente le livre, je le
traduis à ma manière, je fouille le texte, je
sonde les écueils jusqu'à ce que le jour se
fasse et nous conduise au rivage de la solution. C'est d'ailleurs
de logique si pressante, d'allure si allègre, si lucide,
que bien des fois on croit se ressouvenir plutôt qu'apprendre.
Et nous allons ainsi, les rôles renversés. Je
pioche le tuf, l'émiette, l'ameublis jusqu'à
permettre le plongeon de 1a pensée. Mon camarade,
je peux maintenant me servir de l'expression égalitaire,
mon camarade écoute, m'oppose des objections, me suscite
des difficultés que nous cherchons à résoudre
en concertant nos efforts. Des deux leviers combinés,
introduits dans la fissure, le bloc s'ébranle, se culbute.
Je ne vois plus au coin de l'il du fourrier le pli
narquois qui m'avait accueilli au début. C'est maintenant
1a franche cordialité, l'entrain communicatif qui donne
le succès. Petit à petit, l'aube se fait, bien
nébuleuse encore, mais pleine de promesses. Nous sommes
émerveillés tous les deux, et ma part de satisfaction
est double, car c'est doublement voir que de faire voir aux
autres. Ainsi se passe, en heures délicieuse, la moitié
de 1a nuit. On cesse quand le sommeil nous a par trop appesanti
les paupières.
Rentré dans sa chambre, mon camarade dort-il, insoucieux
pour le moment de 1a fantasmagorie que nous venons d'évoquer
? Il m'avoue bien dormir. Cet avantage, je ne l'ai pas. Passer
l'éponge sur ma pauvre cervelle de même que je
la passe sur le tableau noir pour en effacer le contenu, n'entre
pas dans mes moyens. Le réseau des idées persiste,
il forme comme une mouvante toile d'araignée où
le repos s'empêtre, incapable d'y trouver équilibre
stable.
Quand le sommeil est enfin venu, ce n'est bien des fois qu'une
somnolence qui, loin de suspendre l'activité de la
pensée, l'entretient au contraire et l'avive mieux
que ne le ferait la veille. En cette torpeur, qui n'est pas
encore la nuit cérébrale, il m'arrive de résoudre
des difficultés mathématiques contre lesquelles,
le jour d'avant, j'ai lutté sans succès. Il
se fait dans mon esprit un phare extralucide dont je n'ai
presque pas conscience.
Alors d'un bond je saute ý terre, je rallume ma lampe, et
je me hâte de noter ma trouvaille, dont le souvenir
m'échapperait au réveil. Pareilles aux éclairs
de l'orage, ces lueurs s'effacent avec la même soudaineté
qu'elles apparaissent.
D'où proviennent-elles? Probablement d'une habitude
que je me suis faite de très bonne heure: avoir dans
l'esprit un continuel aliment, verser l'intarissable goutte
d'huile au lumignon de la pensée. Voulez-vous réussir
dans les choses de l'intelligence? L'infaillible moyen est
d'y penser toujours.
Ce moyen, je le pratiquais plus assidûment que ne le
faisait mon camarade, et de là, sans doute, l'inversion
des rôles, le disciple devenu le maître. Cc n'était
pas d'ailleurs obsession accablante, pénible surmenage;
c'était récréation au contraire, presque
régal de beau poème. Dans la préface
de son livre les Rayons et les Ombres, notre grand
lyrique l'a dit:
« Le nombre est dans l'art comme dans la science. L'algèbre
est dans l'astronomie, et l'astronomie touche à la
poésie; l'algèbre est dans la musique, et la
musique touche à la poésie. »
Exagération de poète? Non, certes; Victor
Hugo disait vrai. L'algèbre, poème de l'ordre,
a de magnifiques envolées. Je trouve ses formules,
ses strophes, superbes, sans m'étonner du tout qu'on
soit d'un autre avis. Mon collègue reprenait son pli
moqueur du coin de l'¶il si j'avais l'imprudence de lui confier
mes ébullitions extragéométriques. « Billevesées,
faisait-il, pures billevesées. Reprenons notre tangente
à la courbe. »
Il avait raison, le fourrier: les étroites sévérités
de notre futur examen excluaient ces élans de rêveur.
De mon côté, avais-je bien tort? Réchauffer
au foyer de l'idéal les froideurs du calcul, élever
sa pensée au-dessus de la formule, animer d'un rayon
de vie les cavernes de l'abstrait, n'est-ce pas alléger
l'effort de pénétration dans l'inconnu ?
Où mon camarade peinait, dédaigneux de mon viatique,
j'accomplissais voyage d'agrément. Si j'avais pour
appui le rude bâton de l'algèbre, j'avais pour
guide une voie intÈrieure aux essors entraînants. L'étude
devenait une fête.
L'intérêt s'accrut encore lorsque, après
les angulosités d'une combinaison de droites, j'appris
à portraiturer les grâces d'une ligne courbe.
Que de propriétés ignorées du compas,
que de savantes lois contenues en germe dans une équation,
noix mystérieuse qu'il faut artistement énucléer
pour en extraire le théorème, riche amande!
Devant ce terme mettons le signe +, et c'est l'ellipse, la
trajectoire des planètes, avec ses deux foyers amis,
se renvoyant de l'un à l'autre une somme constante
de rayons vecteurs; mettons le signe , et c'est l'hyperbole
aux foyers répulsifs, la courbe désespérée
qui plonge dans l'espace aux tentacules infinis, se rapprochant
de plus en plus d'une droite, l'asymptote, sans parvenir jamais
à l'atteindre. Supprimons ce terme, et c'est 1a parabole,
qui cherche inutilement à l'infini son deuxiËme foyer
perdu; c'est la trajectoire de la bombe; c'est la voie de
certaines comètes qui viennent un jour visiter notre
soleil, puis s'enfuient en des profondeurs d'où elles
ne reviennent jamais. Formuler ainsi les orbites des mondes,
n'est-ce pas merveilleux? Je le croyais, et je le crois encore.
Après une quinzaine de mois de pareils exercices,
nous nous présentâmes ensemble devant la faculté
de Montpellier. L'un et l'autre nous fûmes reÁus bachelier
ès sciences mathématiques. Mon compagnon s'était
exténué: je m'étais récrée
avec la géométrie analytique.
Fourbu par 1a course aux sections coniques, mon associé
n'en veut plus. Vainement, je fais miroiter 1a perspective
d'un nouveau grade, celui de licencié ès sciences
mathématiques, qui nous conduirait aux magnificences
du haut calcul et nous initierait à 1a mécanique
des cieux : je ne peux l'entraîner, lui faire partager
mon audace.
C'est, à son avis, projet insensé, qui nous
tarira les veines et n'aboutira pas. Sans conseils d'un pilote
expérimenté, sans autre boussole qu'un livre,
non toujours bien clair à cause de son laconisme figé
en des termes invariables, notre pauvre barque doit sombrer
sur les premiers écueils. Autant vaudrait braver, dans
une coquille de noix, les houles des immensités océaniques.
Sinon en ces termes, du moins en aperçus décourageants
sur l'extrême difficulté, il m'explique son refus
de m'accompagner plus loin. Libre à moi d'aller me
casser le cou en d'inhospitaliers parages; lui, prudent, ne
me suivra pas.
Je devine une autre raison! non avouée de mon déserteur.
Il vient d'acquérir le titre utile à ses projets.
Que lui importe le reste? Vaut-il bien la peine de pâtir
en d'exténuantes veillées pour le seul plaisir
d'apprendre? Celui-là est un fou qui, sans l'appât
du profit, prête attention aux blandices du savoir.
Rentrons dans notre coquille, fermons notre opercule aux importunités
du jour, vivons de la vie du mollusque. Là est le secret
du bien-être.
Cette philosophie n'est pas la mienne. Ma curiosité
ne voit dans une étape accomplie que les préparatifs
d'une nouvelle étape vers le fuyant inconnu. Donc mon
associé me quitte. Désormais je suis seul, misérablement
seul. Plus personne avec qui, à 1a veillée,
en des causeries récréatives, puisse se débattre
le sujet étudié. Dans mon entourage, nul qui
me comprenne, nul qui sache opposer, même passivement,
son idée à la mienne et participer au conflit
d'où naîtra la lueur, de même que l'étincelle
jaillit du choc de deux cailloux.
Quand une difficulté se dresse, falaise à
pic, nulle épaule amie qui me prête son appui
pour tenter l'escalade. Seul je dois m'agripper aux aspérités
de l'obstacle, choir souvent, me relever meurtri et recommencer
l'assaut; seul, sans le moindre écho d'encouragement,
je dois jeter mon cri de triomphe lorsque, parvenu sur 1a
crête et brisé par l'effort, il m'est enfin permis
de regarder un peu par delà.
Ma campagne mathématique sera dépensière
en méditations obstinées; je m'en aperçois
des les premières lignes de mon livre. J'entre dans
le domaine de l'abstrait, âpre terrain que pourra seul
défricher 1a tenace charrue de 1a réflexion.
Le tableau noir, propice aux courbes de 1a géométrie
analytique, étudiées en commun avec un ami,
est maintenant négligé. Je lui préfère
le cahier, main de papier habillée d'une couverture.
Avec ce confident, qui permet 1a station assise et laisse
les jarrets en repos, je peux chaque soir, jusqu'à
une heure avancée de 1a nuit, me recueillir sous l'abat-jour
de ma lampe et maintenir active la forge de l'idée
où se ramollit et se martèle l'indomptable problème.
Grande comme un mouchoir, occupée à droite
par l'encrier, fiole d'un sou, à gauche par le cahier
ouvert, ma table de travail fournit tout juste la place nécessaire
au maniement de la plume. J'aime ce petit meuble, l'une des
premières acquisitions de mon jeune ménage.
Cela se déplace aisément où l'on veut,
devant 1a fenêtre si le temps est obscur, dans un recoin
d'éclairage discret si le soleil est importun; cela
permet en hiver l'intime voisinage du foyer o˜ se consume
une bûche.
Pauvre petite planche de noyer, voici un demi-siècle
et davantage que je te suis fidèle. Maculée
d'encre et balafrée du canif, tu fournis maintenant
ton support ma prose comme jadis à mes équations.
Ce changement de service te laisse indifférente; ton
dos patient fait le même accueil aux formules de l'algèbre
et aux formules de la pensée. Je n'ai pas cette quiétude;
je trouve que mon repos n'a pas gagné à ce revirement;
la chasse aux idées trouble la cervelle encore plus
que ne fait 1a chasse aux racines d'une équation.
Tu ne me reconnaîtrais plus, chère amie, si
tu pouvais donner un regard à ma crinière grise.
Où donc est la bonne figure d'autrefois, fleurie d'enthousiasme
et d'espoir ? J'ai bien vieilli. De ton côté,
quelle ruine depuis le jour où tu m'es venue de chez
le marchand, luisante, polie et fleurant bon la cire! Comme
ton maître, tu as des rides, mon uvre souvent,
je le reconnais, car, dans mon impatience, que de fois il
m'arrive de te labourer de la plume, lorsque la pointe métallique
sort de l'encrier boueuse, incapable d'une écriture
décente !
Un de tes angles est ébréché; les ais
commencent a se disjoindre. Dans ton épaisseur, j'entends,
de temps à autre, 1e coup de rabot de 1a Vrillette,
l'exploiteuse des vieux meubles. D'une année a l'autre,
de nouvelles galeries sont creusées, compromettantes
pour ta solidité. Les anciennes bâillent au dehors
en minuscules orifices ronds. De ces dernières, excellents
domiciles obtenus sans fatigue, un étranger s'est empare.
Je vois l'audacieux me passer prestement sous le coude lorsque
j'écris' et pénétrer aussitôt dans
le tunnel abandonne de 1a Vrillette. C'est un giboyeux, tout
fluet, vêtu de noir, amassant pour ses vers une bourriche
de pucerons. Un peuple t'exploite les flancs, ô ma vieille
table; j'écris sur un grouillement d'insectes. Nul
appui ne convenait mieux à mes souvenirs entomologiques.
Que deviendras-tu, le maÓtre n'Ètant plus là? Seras-tu
vendue vingt sous à un encan lorsque ma famille se
disputera mes pauvres dépouilles ? Deviendras-tu l'appui
de 1a cruche en un coin de l'évier? Seras-tu la planchette
où s'épluche le chou? Les miens, au contraire,
s'entendront-ils, disant : « Conservons la
relique; c'est là qu'il a tant peiné pour s'instruire
et se rendre capable d'instruire les autres; c'est là
que si longtemps il a tari ses moelles pour nous valoir la
becquée du jeune âge. Gardons la sainte planche
? »
Je n'ose croire à pareil avenir. Tu passeras, ô
ma vieille confidente, en des mains étrangères,
insoucieuses de ton passé; tu deviendras table de nuit,
chargée de bols de tisane, jusqu'à ce que, décrépite,
boiteuse, les reins cassés, tu sois mise en pièces
pour alimenter un moment le feu sous une marmite de pommes
de terre. Tu t'en iras en fumée rejoindre mon labeur,
dans cette autre fumée, l'oubli, ultime repos de nos
vaines agitations.
Mais revenons, ma table, à notre jeune temps, celui
de ton vernis à la cire et de mes riantes illusions.
C'est dimanche, jour de repos, c'est-à-dire de travail
à longue séance, non interrompue par le devoir
scolaire. Je lui préfère, et de beaucoup, le
jeudi, non férié et mieux propice au calme de
l'étude. Telle qu'elle est avec ses dissipations, 1a
sainte journée me laisse du loisir. Profitons-en du
mieux possible. Il y en à cinquante-deux dans l'année,
presque l'équivalent des grandes vacances.
Il se trouve qu'aujourd'hui j'ai à débattre
superbe question, celle des trois lois de Képler, qui,
explorées par le calcul, doivent me montrer 1a mécanique
fondamentale des mondes. La première dit: les aires
décrites par le rayon vecteur d'une planète
sont proportionnelles au temps écoulé. Je dois
en déduire que la force qui maintient 1a planète
sur son orbite est dirigée vers le soleil. Doucement
sollicitée par l'équation différentielle
et l'intégrale, déjà 1a formule parle.
Mon recueillement redouble, ma pensée se condense pour
bien saisir dans sa splendeur l'éclosion du vrai.
Soudain au loin : Brrroum, brrroum, brrroum ! . . . Cela
se rapproche, cela se renfle. Misères de nous! Peste
soit du Pavillon chinois !
Expliquons 1a chose. J'habite un faubourg! l'entrée
de la route de Pernes, à distance du tumulte de la
ville. A dix pas de ma demeure, en face, vient de s'établir
une guinguette portant l'écriteau Pavillon chinois.
La, dans l'après-midi des dimanches, filles et garÁons
des fermes voisines accourent se trémousser en contredanses.
Pour attirer 1a clientèle et pousser à 1a consommation
des rafraîchissements, l'entrepreneur du bal termine
1a sauterie dominicale par une tombola.
Deux heures à l'avance, sur les promenades publiques,
il fait circuler le trophée des prix, que précèdent
fifres et tambours. Au bout d'un mat enrubanné que
porte un solide gars a ceinture de laine rouge, pendillent
gobelet argenté, foulard de Lyon, paire de chandeliers
et paquets de cigares. Avec tel appât, qui n'entrerait
à 1a guinguette ?
Brrroum, brrroum, brrroum! fait le cortège. Il arrive
sous ma fenêtre, il oblique à droite et pénètre
dans l'établissement, vaste baraque de planches, enguirlandée
de buis. Et maintenant, si vous redoutez le vacarme fuyez,
et bien loin. Jusqu'à 1a nuit close vont beugler les
ophicléides, sibiler les fifres et corner les pistons.
Allez donc, en pareil orchestre de Cafres, déduire
les conséquences des lois de Képler! On y deviendrait
fou! Décampons au plus vite.
Je sais, ý une paire de kilomètres, une étendue
désolée, caillouteuse, aimée du Motteux
et du Criquet. La, calme parfait, et de plus quelques buissons
d'yeuse qui me prêteront leur ombre avare. Je prends
mon livre, quelques feuilles de papier, un crayon, et je m'encours
dans cette solitude. Ah! le beau silence, la magnifique tranquillité!
Mais le soleil est accablant sous le maigre couvert des broussailles.
Hardi, mon garÁon ! Pioche les lois de Képler en compagnie
des Criquets à ailes bleues. Tu rentreras, tes calculs
débrouillés, mais l'épiderme rôti.
Une insolation sur 1a nuque sera la suite de la loi des aires
comprise. Ceci dédommage de cela.
Le reste de la semaine, j'ai le jeudi, j'ai les soirées
employées en séances d'étude jusqu'à
ce que le sommeil me terrasse. En somme, malgré la
servitude scolaire, le temps ne fait pas dÈfaut. L'essentiel
est de ne pas se laisser décourager par les inévitables
obscurités du dÈbut. Je m'égare aisément
dans cette forêt touffue, encombrée de lianes
qu'il faut abattre à coups de hache pour obtenir une
éclaircie. En quelques détours heureux, je me
retrouve. Je me perds encore. La hache opiniâtre fait
sa trouée sans obtenir toujours clarté satisfaisante.
Le livre est le livre, c'est-à-dire un texte laconique
invariable, très savant, j'en conviens, mais, hélas!
en bien des cas obscur. L'auteur, semble-t-il, l'a écrit
pour lui-même. Il a compris, donc les autres doivent
comprendre. Pauvres novices, livrés à vous-mêmes,
tirez-vous de là comme vous 1e pourrez.
Pour vous nul retour de 1a difficulté présentée
d'une autre manière; nul circuit adoucissant 1a route
ardue et préparant l'accès; nulle ouverture
auxiliaire par où filtre un peu de jour. Incomparablement
inférieur à 1a parole qui recommence avec d'autres
moyens d'attaque et sait varier les sentiers acheminant à
la lumière, le livre dit ce qu'il dit, et rien de plus.
Sa démonstration terminée, que vous compreniez
ou non, l'oracle est inexorablement muet. Vous relisez le
texte, obstinément le méditez; vous passez et
repassez votre navette dans 1a trame du calcul. Efforts inutiles,
l'obscurité persiste. Souvent que faudrait-il pour
donner le rayon illuminateur? Un rien, un simple mot; et ce
mot, le livre ne le dit pas.
Heureux celui que guide 1a parole d'un maître! Sa
marche ne connaît pas les misères des énervants
arrêts. Que faire devant la décourageante muraille
qui, de temps à autre, se dressait me barrant le chemin?
Je suivais le précepte de d'Alembert dans ses conseils
aux jeunes mathématiciens. « Ayez foi et allez
de l'avant, » disait le grand géomètre.
La foi je l'avais, et j'allais, courageux. Bien m'en prenait,
car la clarté que je cherchais devant le mur, souvent
je l'ai trouvée derrière. Le mauvais pas délaissé
dans l'inconnu, il m'arrivait de cueillir au delà 1'explosif
capable de le pétarder. C'était d'abord grain
timide, humble pelote roulant et s'accroissant. D'une pente
à l'autre des théorèmes, la pelote devenait
bloc, le bloc devenait puissant projectile qui, revenant sur
ses pas, lancé à reculons, éventrait
le ténébreux et l'étalait en nappe de
lumière.
I1 y a du bon, de l'excellent, dans le précepte de
d'Alembert, à la condition de ne pas en abuser. Trop
de précipitation à tourner le feuillet revêche
exposerait à bien des mécomptes. Il faut avoir
usé ongles et dents contre le difficile avant de l'abandonner.
De cette rude escrime résultera l'intellectuelle vigueur.
Douze mois de médiations, en compagnie de ma petite
table, me valent enfin le titre de licencié ès
sciences mathématiques. Me voici capable de remplir,
un demi-siècle plus tard, les fonctions éminemment
lucratives d'arpenteur de toiles d'Araignée.
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