TABLE DES MATIÈRES

L'espace
sensible

Le sentiment de la direction

Représentation de l'espace

Déplacement et changement d'état

Classification des déplacements

Introduction de la notion de groupe

Conséquences de l'existence du groupe

Propriétés du groupe

Continuité

Sous-groupes

Sous-groupes rotatifs

Sous-groupes translatifs

Nombre des dimensions

La notion du point

Discussion de la théorie précédente

Le raisonnement d'Euclide

La géométrie de Staudt

L'axiome de Lie

La géométrie et la contradiction

L'emploi des figures

La forme et la matière

Conclusions

 

 

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DES FONDEMENTS DE LA GÉOMÉTRIE

HENRI POINCARÉ

 

(The Monist, 1898).

 

DES FONDEMENTS DE LA GÉOMÉTRIE

Quoique j'aie déjà eu l'occasion d'exposer mes idées sur les fondements de la géométrie, il ne sera peut-être pas sans intérêt de revenir sur cette question avec de nouveaux développements et de chercher à éclaircir certains points que le lecteur peut avoir trouvés obscurs. C'est au sujet de la définition du point et de la détermination du nombre des dimensions que de nouveaux éclaircissements me paraissent le plus nécessaires ; mais cependant je crois utile de reprendre la question par le commencement.

 

L'ESPACE SENSIBLE

Nos sensations ne peuvent pas nous donner la notion d'espace. Cette notion est construite par l'esprit avec des éléments qui préexistent en lui, et l'expérience externe n'est pour lui que l'occasion d'exercer ce pouvoir, ou au plus un moyen de déterminer la meilleure manière de l'exercer.

Les sensations par elles-mêmes n'ont aucun caractère spatial.

Cela est évident dans le cas de sensations isolées, des sensations visuelles par exemple. Que pourrait voir un homme qui ne posséderait qu'un œil unique et immobile ? Des images différentes se formeraient sur différents points de sa rétine ; mais serait-il amené à classer ces images comme nous classons nos sensations rétiniennes actuelles ?

Supposons des images fermées aux quatre points A, B, C, D de cette rétine immobile. Quelle raison aurait le possesseur de cette rétine de dire, par exemple, que la distance A B est égale à la distance C D ? Constitués comme nous le sommes, nous avons une raison pour parler ainsi, parce que nous savons qu'un faible mouvement de notre œil suffira pour amener en C l'image qui était en A et en D l'image qui était en B. Mais ces faibles mouvements de oeil sont impossibles pour notre homme imaginaire et si nous lui demandions si la distance A B est égale à la distance C D, nous lui semblerions aussi ridicules que le serait pour nous une personne qui nous demanderait s'il y a plus de différence entre une sensation olfactive et une sensation visuelle qu'entre une sensation auditive et une sensation tactile.

Mais ce n'est pas tout. Supposons que deux points A et B soient très proches l'un de l'autre et que la distance A C soit très grande. Notre homme imaginaire aurait-il connaissance de la différence ?
Nous la percevons, nous qui pouvons mouvoir nos yeux, parce qu'un très faible mouvement suffit pour faire passer une image d'A en B. Mais pour lui, la question de savoir si la distance A B est très petite comparée à la distance A C ne serait pas seulement insoluble, mais serait dénuée de sens.

La notion de la contiguïté de deux points n'existerait donc pas pour notre homme imaginaire. La rubrique ou catégorie sous laquelle il rangerait ses sensations, si tant est qu'il les range, ne serait pas, par conséquent, l'espace du géomètre et ne serait même probablement pas continue, puisqu'il ne pourrait pas distinguer les petites distances des grandes. Et, même si elle était continue, elle ne saurait être, comme je l'ai amplement montré ailleurs, ni homogène, ni isotrope, ni à trois dimensions.

Il est inutile de répéter pour les autres sens ce que j'ai dit pour la vue. Nos sensations différent les unes des autres qualitativement et ne peuvent donc avoir entre elles de commune mesure, pas plus qu'il n'y en a entre le gramme et le mètre. Même si nous ne comparons que les sensations fournies par la même fibre nerveuse, un effort considérable de l'esprit est nécessaire pour reconnaître que la sensation d'aujourd'hui est de même espèce que la sensation d'hier, mais plus grande ou plus petite ; en d'autres termes pour classer les sensations selon leur nature et ranger ensuite celles de même espèce sur une sorte d'échelle suivant leur intensité. Une pareille classification ne peut être effectuée sans une intervention active de l'esprit et l'objet de cette intervention est de rapporter nos sensations à une sorte de rubrique ou de catégorie qui préexiste en nous.

Cette catégorie doit-elle être regardée comme une "forme de notre sensibilité" ? Non, si l'on entend par là que nos sensations, considérées individuellement, ne pourraient pas exister sans elle. Elle ne nous devient nécessaire que pour comparer nos sensations, pour raisonner sur nos sensations. Elle est donc plutôt une forme de notre entendement.

Voilà donc la première catégorie à laquelle nos sensations sont rapportées. On peut se la représenter comme composée d'un grand nombre de systèmes absolument indépendants les uns des autres. De plus, elle nous permet seulement de comparer entre elles des sensations de même espèce et non de les mesurer, de percevoir qu'une sensation est plus grande qu'une autre sensation, mais non qu'elle est deux fois plus grande ou trois fois plus grande.

Combien une telle catégorie diffère de l'espace du géomètre ! Dirons-nous que le géomètre introduit une catégorie tout à fait de la même espèce lorsqu'il emploie trois systèmes tels que les trois axes de coordonnées ? Mais dans notre catégorie nous n'avons pas seulement trois systèmes, mais autant qu'il y a de fibres nerveuses. De plus, nos systèmes nous apparaissent comme autant de mondes séparés, fondamentalement distincts, tandis que les trois axes de la géométrie remplissent tous le même office et sont interchangeables. Enfin, les coordonnées sont susceptibles d'être mesurées et non pas seulement d'être comparées. Voyons donc comment nous pourrons nous élever de cette catégorie brute, que nous pouvons appeler l'espace sensible, à l'espace géométrique.

Le sentiment de la direction ....

 

 

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