LE SENTIMENT DE LA DIRECTION
On dit souvent que certaines de nos sensations sont toujours accompagnées
d'un sentiment particulier de la direction qui leur donne un caractère
géométrique. Telles sont les sensations visuelles et musculaires.
D'autres au contraire, telles que les sensations du goût et de
l'odorat ne sont pas accompagnées de ce sentiment et sont, par
conséquent, dénuées de tout caractère géométrique.Dans
cette théorie, la notion de direction serait préexistante
à toute sensation visuelle ou musculaire et en serait même
la condition.
Je ne suis pas de cet avis ; demandons-nous d'abord si le sentiment
de la direction forme réellement une partie constituante de la
sensation. Je ne vois pas très bien comment il peut y avoir dans
la sensation quelque chose d'autre que la sensation elle-même.
Et observons de plus que la même sensation peut, selon les circonstances,
exciter le sentiment de différentes directions. Quelle que soit
la position du corps, la contraction du même muscle, le biceps
du bras droit par exemple, provoquera toujours la même sensation
musculaire ; et cependant, comme nous sommes avertis par d'autres sensations
concomitantes que la position du corps a changé, nous savons
aussi très bien que la direction du mouvement a changé.
Le sentiment de la direction ne fait donc pas partie intégrante
de la sensation puisqu'il peut varier sans que la sensation varie. Tout
ce que nous pouvons dire est que le sentiment de la direction est associé
à certaines sensations. Mais qu'est-ce que cela signifie ? Entendons-nous
par là que la sensation est associée à quelque
chose d'indéfinissable que nous pouvons nous représenter,
mais qui n'est cependant pas une sensation ? Non, nous voulons dire
simplement que les différentes sensations qui correspondent à
la même direction sont associées les unes aux autres et
que l'une d'elles suscite les autres suivant les lois ordinaires de
l'association des idées. Toute association d'idées n'est
qu'un produit de l'habitude et il resterait à découvrir
comment l'habitude s'est formée.
Mais nous sommes encore loin de l'espace géométrique.
Nos sensations ont été classées d'une nouvelle
manière : celles qui correspondent à la même direction
sont groupées ensemble ; celles qui sont isolées et ne
se rapportent à aucune direction ne sont pas considérées.
Des innombrables systèmes de sensations dont notre espace sensible
était formé, quelques-uns ont disparus, d'autres ont été
fondus ensemble. Leur nombre a diminué.
Mais cette nouvelle classification n'est pas encore l'espace ; elle
n'implique aucune idée de mesure ; et, de plus, la catégorie
restreinte ainsi obtenue ne serait pas un espace isotrope, c'est-à-dire
que des directions différentes ne nous apparaÓtraient pas comme
remplissant le même office et comme interchangeables l'une avec
l'autre.
Et ainsi, ce "sentiment de la direction", loin d'expliquer
ce qu'est l'espace, aurait besoin lui-même d'être expliqué.
Mais aidera-t-il au moins à trouver l'explication que nous cherchons
? Non, parce que les lois de cette association d'idées que nous
appelons le sentiment de la direction sont extraordinairement complexes.
Comme je l'ai expliqué plus haut, la même sensation musculaire
peut correspondre à une foule de directions différentes
suivant la position du corps, laquelle nous est connue par d'autres
sensations concomitantes. Des associations si complexes ne peuvent être
le résultat que d'un processus extrêmement long. Ce n'est
donc pas ce chemin qui nous conduira le plus rapidement à notre
but. Ne regardons donc pas comme acquis le sentiment de la direction,
mais revenons à "l'espace sensible" dont nous
étions partis plus haut.
REPRÉSENTATION DE L'ESPACE
L'espace sensible n'a rien de commun avec l'espace géométrique.
Je crois que peu de personnes seront disposées à contester
cette assertion. Il serait peut-être possible d'épurer
la catégorie que j'ai considérée au début
de cet article et de construire quelque chose qui ressemblât davantage
à l'espace géométrique. Mais, quoi que nous fassions,
l'espace ainsi construit ne serait jamais ni infini, ni homogène,
ni isotrope ; il ne pourrait le devenir qu'en cessant d'être accessible
à nos sens.
Nos représentations ne sont que la reproduction de nos sensations
; nous ne pouvons donc pas figurer l'espace géométrique.
Nous ne pouvons pas nous représenter les objets dans l'espace
géométrique, mais seulement raisonner sur eux comme s'ils
existaient dans cet espace.
Un peintre s'efforcerait en vain de construire sur sa toile un objet
possédant trois dimensions. L'image qu'il trace n'en aura jamais
que deux, comme sa toile. Quand nous essayons, par exemple, de nous
représenter le soleil et les planètes dans l'espace, tout
ce que nous pouvons faire est de nous représenter les sensations
visuelles que nous éprouvons quand cinq ou six petites sphères
tournent tout près de nous.
L'espace géométrique ne peut donc pas servir de catégorie
pour nos représentations. Il n'est pas une forme de notre sensibilité.
Il ne peut nous servir que dans nos raisonnements. Il est une forme
de notre entendement.
Déplacement et changement
d'état ....