DÉPLACEMENT ET CHANGEMENT D'ÉTAT
Nous percevons du premier coup que nos sensations varient,
que nos impressions sont sujettes au changement. Les lois de ces variations
ont été cause que nous avons créé la géométrie
et la notion d'espace géométrique. Si nos sensations
n'étaient pas variables, il n'y aurait pas de géométrie.
Mais ce n'est pas tout. La géométrie ne
serait pas née si nous n'avions pas été amenés
à répartir en deux classes les changements que peuvent
subir nos impressions. Nous disons tantôt que nos impressions
ont changé parce que les objets qui les produisaient ont subi
quelque changement d'état et tantôt que nos impressions
ont changé parce que les objets ont subis un déplacement.
Quel est le fondement de cette distinction ?
Une sphère dont un hémisphère est
bleu et l'autre rouge tourne sur elle-même devant nos yeux et
montre d'abord un hémisphère bleu et ensuite un hémisphère
rouge. Un liquide bleu contenu dans un vase subit une réaction
chimique qui le fait devenir rouge. Dans les deux cas l'impression
de bleu a été remplacée par celle de rouge. Pourquoi
le premier de ces changements est-il classé parmi les déplacements
et le second parmi les changements d'état . ? Evidemment parce
que dans le premier cas il me suffit de tourner autour de la sphère
pour me placer de nouveau vis-à-vis de l'autre hémisphère
et éprouver ainsi une seconde fois l'impression de bleu.
Un objet se déplace devant mon il et son
image qui se formait d'abord au centre de ma rétine se forme
maintenant sur le bord. La sensation qui m'était apportée
par une fibre nerveuse partant du centre de la rétine est remplacée
par une autre sensation qui m'est apportée par une fibre partant
du bord de la rétine. Ces sensations me sont amenées
par deux nerfs différents. Elles doivent m'apparaÓtre comme
qualitativement différentes, et, s'il n'en était pas
ainsi, comment pourrais-je les distinguer ?
Pourquoi alors suis-je amené à penser
que c'est la même image qui s'est déplacée ? Est-ce
parce que l'une de ces sensations succède souvent à
l'autre ? Mais des successions analogues sont fréquentes. Ce
sont elles qui font naÓtre toutes nos associations d'idées
et nous n'en concluons ordinairement pas qu'elles sont dues au déplacement
d'un objet qualitativement invariable.
Mais ce qui arrive dans ce cas, c'est que nous pouvons
suivre l'objet de l'il et, par un déplacement de l'il
qui est généralement volontaire et accompagné
de sensations musculaires, ramener l'image au centre de la rétine
et rétablir ainsi la sensation primitive.
Je conclurai donc comme il suit :
Parmi les changements qui subissent nos impressions,
nous distinguons deux classes :
1 - Les premiers sont indépendants de notre volonté
et ne sont pas accompagnés de sensations musculaires. Ce sont
des changements externes, pour ainsi dire.
2 - Les autres sont volontaires et accompagnés de sensations
musculaires. Nous pouvons les appeler changements internes.
Nous observons ensuite que dans certains cas, lorsqu'un
changement externe a modifié nos impressions, nous pouvons,
en provoquant volontairement un changement interne, rétablir
nos impressions primitives. Le changement externe peut donc être
corrigé par un changement interne. Les changements externes
peuvent être, par conséquent, subdivisés en deux
classes :
1 - Les changements qui sont susceptibles d'être
corrigés par un changement interne. Ce sont les déplacements.
2 - Les changements qui n'en sont pas susceptibles. Ce sont les changements
d'état.
Un être qui ne pourrait pas se mouvoir serait
incapable de faire cette distinction. Un tel être, par conséquent,
ne pourrait jamais créer la géométrie, - même
si ses sensations étaient variables et même si les objets
qui l'entourent étaient mobiles.
CLASSIFICATION DES DÉPLACEMENTS
Une sphère dont un hémisphère est
bleu et l'autre rouge tourne sur elle-même devant moi et me
présente d'abord son côté bleu et ensuite son
côté rouge. Je regarde ce changement externe comme un
déplacement parce que je peux le corriger par un changement
interne, c'est-à-dire en tournant autour de la sphère.
Répétons l'expérience avec une autre sphère
dont un hémisphère est vert et l'autre jaune. L'impression
de l'hémisphère jaune succédera à celle
du vert comme auparavant celle du rouge succédait à
celle du bleu. Pour la même raison je regarderai ce nouveau
changement externe comme un déplacement.
Mais ce n'est pas tout. Je dis aussi que ces deux changements
externes sont dus au même déplacement, c'est-à-dire
à une rotation. Cependant, il n'y a pas de rapport entre l'impression
de l'hémisphère jaune et celle du rouge, pas plus qu'il
n'y en a entre celle de l'hémisphère bleu et celle du
vert, et je n'ai aucune raison de dire qu'il existe entre le jaune
et le vert la même relation qu'entre le rouge et le bleu. Non,
je dis que ces deux changements externes sont dus au même déplacement
parce que je les ai corrigés par le même changement interne.
Mais comment puis-je savoir que les deux changements internes par
lesquels j'ai corrigé d'abord le changement externe du bleu
au rouge, et ensuite celui du vert au jaune, doivent être considérés
comme identiques ? Tout simplement parce qu'ils ont provoqué
les mêmes sensations musculaires ; et pour cela je n'ai pas
besoin de connaÓtre d'avance la géométrie et de me représenter
les mouvements de mon corps dans l'espace géométrique.
Ainsi plusieurs changements externes qui n'ont en eux-mêmes
rien de commun peuvent être corrigés par le même
changement interne. Je les rassemble dans la même classe et
les considère comme le même déplacement.
Une classification analogue peut être faite en
ce qui concerne les changements internes. Tous les changements internes
ne sont pas capables de corriger un changement externe. Seuls ceux
qui en sont capables peuvent être appelés déplacements.
D'autre part, le même changement externe peut être corrigé
par différents changements internes. Une personne qui saurait
la géométrie pourrait exprimer cette idée en
disant que mon corps peut aller de la position A à la position
B par plusieurs chemins différents. Chacun de ces chemins correspond
à une série de sensations musculaires et pour le moment
je n'ai pas connaissance d'autre chose que de ces sensations musculaires.
Il n'y a pas de ressemblance entre deux de ces séries et si
je les considère néanmoins comme représentant
le même déplacement, c'est parce qu'elles sont susceptibles
de corriger le même changement externe.
La classification qui précède suggère
deux réflexions :
1 - La classification n'est pas une donnée brute
de l'expérience, parce que la compensation mentionnée
plus haut des deux changements, l'un interne et l'autre externe, n'est
jamais exactement réalisée. C'est donc une opération
active de l'esprit qui essaie d'insérer les résultats
bruts de l'expérience dans une forme préexistante, dans
une catégorie. Cette opération consiste à identifier
deux changements parce qu'ils possèdent un caractère
commun, et cela malgré qu'ils ne le possèdent pas exactement.
Néanmoins, le fait même que l'esprit ait l'occasion d'accomplir
cette opération est dù à l'expérience,
car l'expérience seule peut lui apprendre que la compensation
s'est approximativement produite.
2 - La classification nous amène en outre à reconnaÓtre
l'identité de deux déplacements et il en résulte
qu'un déplacement peut être répété
deux ou plusieurs fois. C'est cette circonstance qui introduit le
nombre et permet la mesure là où régnait auparavant
la pure qualité.