DISCUSSION DE LA THEORIE PRECEDENTE
Sans nous attarder à une foule de détails difficiles,
voyons en quoi consistent ces associations sur lesquelles repose la
notion de place. Nous verrons que nous sommes finalement ramenés,
après un long détour, à la notion de groupe qui
nous est apparue au début comme la plus propre à élucider
la question du nombre des dimensions.
Par quels moyens différentes "places" sont-elles discernées
les unes des autres? Comment distinguerai-je, par exemple, deux places
occupées successivement par l'extrémité d'un de
mes doigts? Évidemment par les mouvements que mon corps a faits
dans l'intervalle, mouvements qui me sont révélés
par une certaine série de sensations musculaires. Les deux places
correspondent à deux attitudes et positions distinctes du corps
qui me sont connues seulement par les mouvements que j'ai eus à
faire pour changer une certaine attitude initiale et une certaine position
initiale à; et ces mouvements eux-mêmes ne me sont connus
que par les sensations musculaires qu'ils ont provoquées.
Deux attitudes du corps, ou deux places correspondantes du doigt me
paraissent identiques, si les deux mouvements que je dois faire pour
les atteindre diffèrent si peu l'un de l'autre que je ne puisse
pas distinguer les sensations musculaires correspondantes. Elles me
paraîtront non identiques, sans convention nouvelle, si elles
correspondent à deux séries de sensations musculaires
discernables.
Mais par ces considérations nous avons engendré non un
continu physique à trois dimensions, mais un continu physique
à un beaucoup plus grand nombre de dimensions; car je peux faire
varier les sensations musculaires correspondant à un très
grand nombre de muscles et d'autre part je ne considère pas une
sensation musculaire isolée, ni même un ensemble de sensations
simultanées, mais une série de sensations successives
et je peux faire varier d'une manière arbitraire les lois d'après
lesquelles ces sensations se succèdent.
Pourquoi le nombre des dimensions est-il réduit, ou, ce qui
est la même chose, pourquoi considérons-nous deux places
comme identiques, alors même que les deux attitudes correspondantes
du corps sont différentes? Pourquoi disons-nous dans certains
cas que la place occupée par l'extrémité d'un doigt
n'a pas changé quoique l'attitude du corps ait changé?
C'est parce que nous découvrons que, très souvent, dans
le mouvement qui nous fait passer de l'une à l'autre de ces deux
attitudes, la sensation tactile attribuable au contact de ce doigt avec
un objet A persiste et demeure constante. Nous convenons alors de dire
que ces deux attitudes doivent être placées dans la même
classe et que cette classe doit comprendre toutes les attitudes correspondant
à la même place occupée par le même doigt.
Et nous convenons de dire que ces deux attitudes doivent encore être
placées dans la même classe même quand elles ne sont
accompagnées d'aucune sensation tactile ou qu'elles sont accompagnées
de sensations tactiles variables.
Cette convention a été inspirée par l'expérience,
parce que l'expérience seule nous avertit que certaines sensations
tactiles sont souvent persistantes. Mais pour que des conventions de
cette espèce soient légitimes, elles doivent satisfaire
à certaines conditions qu'il nous reste maintenant à analyser.
Si je place les attitudes A et B dans la même classe et aussi
les attitudes B et C dans la même classe, il sÌensuit nécessairement
que les attitudes A et C doivent être regardées comme appartenant
à la même classe. Si donc nous convenons de dire que les
mouvements qui causent le passage de l'attitude A à l'attitude
B ne changent pas la place du doigt, et si la même chose est vraie
des mouvements qui causent le passage de l'attitude B à l'attitude
C, il s'ensuit nécessairement que la même chose est encore
vraie de ceux qui causent le passage de l'attitude A à l'attitude
C. En d'autres termes, l'ensemble des mouvements causant un passage
d'une attitude à une autre attitude de la même classe constitue
un groupe. C'est seulement lorsqu'un tel groupe existe que la convention
établie plus haut est admissible. A chaque classe d'attitudes,
et par conséquent à chaque place, correspondra donc un
groupe et nous sommes ici ramenés encore à la notion de
groupe sans laquelle il n'y aurait pas de géométrie.
Néanmoins il y a une différence entre le principe que
nous discutons ici et la théorie que j'ai développée
plus haut. Ici chaque place m'apparaît comme associée à
un certain groupe qui est introduit comme sous-groupe S du groupe G
formé par les mouvements qui peuvent donner au corps toutes les
positions possibles et toutes les attitudes possibles, les situations
relatives des différentes parties du corps pouvant varier d'une
manière quelconque.
Dans notre autre théorie au contraire chaque point était
associé à un sous-groupe S' du groupe G' formé
par les déplacements du corps envisagé comme un solide
invariable, c'est-à-dire par des déplacements tels que
les situations relatives des différentes parties du corps ne
varient pas.
Laquelle des deux théories doit-on préférer? Il
est évident que G' est un sous-groupe de G et S' un sous-groupe
de S. De plus G' est beaucoup plus simple que G et pour cette raison
la théorie que j'ai proposée d'abord et qui est basée
sur la considération du groupe G' me paraît plus simple
et plus naturelle et en conséquence je m'y tiendrai.
Mais quoi qu'il en soit, l'introduction d'un groupe, plus ou moins
compliqué, me paraît absolument nécessaire. Toute
théorie purement statique du nombre des dimensions donnera lieu
à beaucoup de difficultés et il sera toujours nécessaire
de se rabattre sur une théorie dynamique. Je suis heureux d'être
d'accord sur ce point avec les idées exposées par le Professeur
Newcomb dans sa Philosophy of Hyperspace.
Le raisonnement d'Euclide ...