L'AXIOME DE LIE
C'est Sophus Lie qui a le plus contribué à mettre en
évidence l'importance de la notion de groupe et à établir
les fondements de la théorie que je viens d'exposer. C'est lui,
en fait, qui a donné sa forme actuelle à la théorie
mathématique des groupes continus. Mais pour rendre possible
l'application de cette théorie à la géométrie,
il regarde comme nécessaire un nouvel axiome qu'il énonce
en déclarant que l'espace est une Zahlenmannigfaltigkeit;
c'est-à-dire qu'à tout point d'une ligne droite correspond
un nombre et vice versa.
Cet axiome est-il absolument nécessaire? Et les autres principes
que Lie a posés ne pourraient-ils pas en dispenser? Nous avons
vu plus haut, à propos de la continuité, que les groupes
les plus connus pouvaient être, à un certain point de vue,
répartis en trois classes; toutes les opérations du groupe
peuvent être divisées en faisceaux; pour les groupes "discontinus",
les différentes opérations du même faisceau ne sont
qu'une seule opération répétée une fois,
deux fois, trois fois, etc.; pour les groupes "continus" proprement
dits, les différentes opérations du même faisceau
correspondent à différents nombres entiers, commensurables
ou incommensurables; enfin, pour les groupes qui peuvent être
appelés "semi-continus", ces opérations correspondent
à différents nombres commensurables.
Or, on peut démontrer qu'il n'existe pas de groupe discontinu
ou semi-continu qui possède d'autres propriétés
que celles que l'expérience nous a amenés à adopter
pour le groupe fondamental de la géométrie, et que je
rappelle ici brièvement: Le groupe contient une infinité
de sous-groupes, tous gleichberechtigt, que j'appelle sous-groupes
rotatifs. Deux sous-groupes rotatif ont un faisceau commun que j'appelle
rotatif et qui est commun non seulement à deux, mais à
une infinité de sous-groupes rotatifs. Enfin tout déplacement
très petit du groupe peut être regardé comme la
résultante de six déplacements appartenant à six
faisceaux rotatifs donnés. Un groupe satisfaisant à ces
conditions ne peut être ni discontinu, ni semi-continu.
Sans doute, c'est là une propriété excessivement
mystérieuse et qu'il n'est pas facile de démontrer. Les
géomètres qui l'ignoraient n'en ont pas moins saisi ses
conséquences, comme, par exemple, quand ils ont découvert
que le rapport d'une diagonale au côté d'un carré
est incommensurable. C'est pour cette raison que l'introduction des
incommensurables dans la géométrie est devenue nécessaire.
Le groupe doit donc être continu et il semble que l'axiome de
Lie soit inutile.
Néanmoins, nous devons remarquer que la classification des groupes
esquissée plus haut n'est pas complète; on peut concevoir
des groupes qui n'y soient pas inclus. Nous pourrions donc supposer,
que notre groupe n'est ni discontinu, ni semi-continu, ni continu. Mais
ce serait là une hypothèse compliquée. Nous la
rejetons ou plutôt nous n'y pensons jamais, pour la raison qu'elle
n'est pas la plus simple qui soit compatible avec les axiomes adoptés.
Le fondement de l'axiome de Lie reste encore à fournir.
LA GÉOMÉTRIE ET LA CONTRADICTION
En poursuivant toutes les conséquences des différents
axiomes géométriques, ne sommes-nous jamais amené
à des contradictions? Les axiomes ne sont pas des jugements analytiques
a priori; ce sont des conventions. Est-il certain que toutes ces conventions
soient compatibles?
Ces conventions, il est vrai, nous on toutes été suggérées
par des expériences, mais par des expériences grossières.
Nous découvrons que certaines lois se vérifient approximativement
et nous décomposons par convention le phénomène
observé en deux autres: un phénomène purement géométrique
qui obéit exactement à ces lois et un très petit
phénomène perturbateur.
Est-il certain que cette décomposition soit toujours légitime?
Il est certain que ces lis sont approximativement compatibles, car l'expérience
montre qu'elles sont toutes approximativement réalisée
en même temps dans la nature. Mais est-il certain qu'elles seraient
compatibles si elles étaient absolument rigoureuses?
Pour nous la question n'est plus douteuse. La géométrie
analytique est d'une construction solide et tous les axiomes ont été
introduits dans les équations qui lui servent de point de départ:
nous n'aurions pas pu écrire ces équations si les axiomes
avaient été contradictoires. Maintenant que les équations
sont écrites, elles peuvent être combinées de toutes
les manières possibles; l'Analyse est la garantie que des contradictions
ne pourront pas s'introduire.
Mais Euclide ne savait pas la géométrie analytique et
cependant il n'a jamais douté un instant que ses axiomes ne soient
compatibles. D'où lui venait sa confiance? Etait-il dupe d'une
illusion? Et attribuait-il à nos expériences inconscientes
plus de valeur qu'elles n'en possèdent réellement? Ou
peut-être, puisque l'idée du groupe préexistait
en puissance en lui, en a-t-il eu quelque obscur instinct sans atteindre
à sa notion distincte. Je laisserai cette question sans la résoudre
quoique j'incline vers la seconde solution.
L'EMPLOI DES FIGURES
On peut se demander pourquoi la géométrie ne peut pas
être étudiée sans figures. Cela est facile à
expliquer. Quand nous commençons à étudier la géométrie,
nous avons déjà fait, dans d'innombrables occasions, les
expériences fondamentales qui ont permis à notre notion
d'espace de prendre naissance. Mais ces expériences ont été
faites sans méthode, sans attention scientifique et pour ainsi
dire inconsciemment. Nous avons acquis la faculté de nous représenter
les expériences géométriques familières
sans être obligés d'avoir recours à leurs reproductions
matérielles; mais nous n'en avons pas encore déduit de
conclusions logiques. Comment le ferons-nous? Avant d'énoncer
la loi, nous représenterons l'expérience en question d'une
manière perceptible en la dépouillant aussi complétement
que possible de toutes les circonstances accessoires ou perturbatrices,
- exactement comme un physicien élimine dans ses expériences
les sources d'erreurs systématiques.-
C'est ici que les figures sont nécessaires, mais elles sont
un instrument à peine moins grossier que la craie qui sert à
les tracer, et, de même que les objets matériels ne peuvent
pas être représentés dans l'espace géométrique
qui fait l'objet de nos études, nous ne pouvons nous les représenter
que dans l'espace sensible. Ce ne sont donc pas des figures matérielles
que nous étudions, mais nous nous servons d'elles simplement
pour étudier quelque chose qui est plus élevé et
plus subtil.
La forme et la matière
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