TABLE DES MATIÈRES

L'espace
sensible

Le sentiment de la direction

Représentation de l'espace

Déplacement et changement d'état

Classification des déplacements

Introduction de la notion de groupe

Conséquences de l'existence du groupe

Propriétés du groupe

Continuité

Sous-groupes

Sous-groupes rotatifs

Sous-groupes translatifs

Nombre des dimensions

La notion du point

Discussion de la théorie précédente

Le raisonnement d'Euclide

La géométrie de Staudt

L'axiome de Lie

La géométrie et la contradiction

L'emploi des figures

La forme et la matière

Conclusions

 

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LA FORME ET LA MATIÈRE

Nous devons la théorie que je viens d'esquisser à Helmholtz et à Lie. Je ne diffère d'eux que sur un point; mais la différence n'est probablement que dans l'expression et au fond nous sommes complétement d'accord.

Comme je l'ai expliqué plus haut, nous devons distinguer dans un groupe la forme et la matière. Pour Helmholtz et Lie la matière du groupe existait avant la forme et en géométrie la matière est une Zahlenmannigfaltigkeit à trois dimensions. Le nombre des dimensions est donc posé antérieurement au groupe. Pour moi au contraire la forme existe avant la matière. Les différentes manières dont un cube peut être superposé à lui-même et les différentes manières dont les racines d'une certaine équation peuvent être échangées constituent deux groupes isomorphes. Elles ne diffèrent que par la matière. Le mathématicien regarderait cette différence comme superficielle et il ne distinguerait pas davantage entre ces deux groupes qu'entre un cube de verre et un cube de métal. Sous cet aspect le groupe existe antérieurement au nombre des dimensions.

Nous échappons aussi de cette façon à une objection qui a souvent été faite à Helmholtz et à Lie: "Mais votre groupe, objecte-t-on, présuppose l'espace; pour le construire vous êtes obligés d'admettre un continu à trois dimensions. Vous procédez comme si vous saviez déjà la géométrie analytique. Peut-être cette objection n'était-elle pas tout à fait juste; le continu à trois dimensions que posaient Helmhotz et Lie était une sorte de grandeur non mesurable analogue aux grandeurs dont nous pouvons dire qu'elles sont devenues plus grandes ou plus petites, mais non qu'elles sont devenues deux fois ou trois fois plus grandes.

C'est seulement par l'introduction du groupe qu'ils en ont fait une grandeur mesurable, c'est-à-dire un véritable espace. Cependant l'origine de ce continu non mesurable à trois dimensions reste imparfaitement expliquée.

Mais dira-t-on, pour étudier un groupe, fût-ce dans ses propriétés formelles, il est nécessaire de le construire et il ne peut pas être construit sans matière. On pourrait aussi bien dire qu'on ne peut pas étudier les propriétés géométriques d'un cube sans supposer ce cube de bois ou de fer. Le complexe de nos sensations nous a sans doute pourvus d'une sorte de matière, mais il y a un contraste frappant entre la grossièreté de cette matière et la subtile précision de la forme de notre groupe. Il est impossible que ce soit là, à proprement parler, la matière d'un tel groupe.

Le groupe des déplacements tel qu'il nous est donné directement par l'expérience est quelque chose d'une nature plus grossière; il est, pouvons-nous dire, aux groupes continus à proprement parler ce que le continu physique est au continu mathématique. Nous étudions d'abord sa forme conformément à la formule du continu physique et comme il y a quelque chose qui répugne à notre raison dans cette formule, nous la rejetons et nous y substituons celle du groupe continu qui en puissance préexiste en nous, mais que nous ne connaissons initialement que par sa forme. La matière grossière qui nous est fournie par nos sensations n'a été quÌune béquille pour notre infirmité et n'a servi qu'à nous forcer à fixer notre attention sur l'idée pure que nous portions auparavant en nous.

 

CONCLUSIONS

La géométrie n'est pas une science expérimentale; l'expérience n'est pour nous que l'occasion de réfléchir sur les idées géométriques qui préexistent en nous. Mais cette occasion est nécessaire; si elle n'existait pas, nous ne réfléchirions pas, et si nos expériences étaient différentes, nos réflexions seraient sans doute aussi différentes. L'espace n'est pas une forme de notre sensibilité; c'est un instrument qui nous sert, non à nous représenter les choses, mais à raisonner sur les choses.

Ce que nous appelons la géométrie n'est pas autre chose que l'étude des propriétés formelles d'un certain groupe continu; si bien que nous pouvons dire que l'espace est un groupe. La notion de ce groupe continu existe dans notre esprit antérieurement à toute expérience; mais il en est de même pour la notion de beaucoup d'autres groupes continus; par exemple celui qui correspond à la géométrie de Lobatchewsky. Il y a donc plusieurs géométries possibles et il reste à voir comment le choix se fait entre elles. Parmi les groupes mathématiques continus que notre esprit peut construire, nous choisissons celui qui s'écarte le moins de ce groupe brut, analogue au continu physique, que l'expérience nous a fait connaître comme groupe des déplacements.

Notre choix ne nous est donc pas imposé par l'expérience. Il est simplement guidé par l'expérience. Mais il reste libre: nous choisissons cette géométrie-ci plutôt que celle-là, non parce qu'elle est plus vraie, mais parce qu'elle est plus commode.

Demander si la géométrie d'Euclide est vraie et celle de Lobatchewsky fausse est aussi absurde que de demander si le système métrique est vrai et celui de la toise, du pied et du pouce faux. Transportés dans un autre monde, nous pourrions sans doute avoir une géométrie différente, non parce que notre géométrie aurait cessé d'être vraie, mais parce qu'elle serait devenue moins commode qu'une autre.

Avons-nous le droit de dire que le choix entre les géométries nous est imposé par la raison et, par exemple, que la géométrie euclidienne est seule vraie parce que le principe de la relativité des grandeurs s'impose inévitablement à notre esprit? Il est absurde, dit-on, de supposer qu'une longueur peut être égale à un nombre abstrait. Mais pourquoi? Pourquoi est-ce absurde pour une longueur et n'est-ce pas absurde pour un angle? Il n'y a qu'une réponse possible: cela nous paraît absurde parce que c'est contraire nos habitudes de pensée.

Sans doute la raison a ses préférences, mais ces préférences pour le plus simple, parce que toutes choses égales d'ailleurs, le plus simple, parce que toutes choses égales d'ailleurs, le plus simple est le plus commode. Ainsi nos expériences seraient également compatible avec la géométrie d'Euclide et avec la géométrie de Lobatchewsky qui supposait la courbure de l'espace très petite. Nous choisissons la géométrie d'Euclide parce qu'elle est la plus simple. Si nos expériences étaient considérablement différentes, la géométrie d'Euclide ne suffirait plus à les représenter commodément, et nous choisirions une géométrie différente.

Qu'on ne dise pas que le groupe d'Euclide nous semble le plus simple parce qu'il est le plus conforme à quelque idéal préexistant qui a déjà un caractère géométrique; il est plus simple parce que certains de ses déplacements; il est plus simple parce que certains de ses déplacements sont échangeables, ce qui n'est pas vrai des déplacements correspondants du groupe de Lobatchewsky. Traduit dans le langage analytique, cela veut dire qu'il y a moins de termes dans les équations et il est clair qu'un algébriste qui ne saurait pas ce qu'est l'espace ou la ligne droite regarderait cela néanmoins comme une condition de simplicité.

En résumé, c'est notre esprit qui fournit une catégorie à la nature. Mais cette catégorie n'est pas un lit de Procuste dans lequel nous contraignons violemment la nature, en la mutilant selon que l'exigent nos besoins. Nous offrons à la nature un choix de lits parmi lesquels nous choisissons la couche qui va le mieux à sa taille.

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