LA FORME ET LA MATIÈRE
Nous devons la théorie que je viens d'esquisser à Helmholtz
et à Lie. Je ne diffère d'eux que sur un point; mais la
différence n'est probablement que dans l'expression et au fond
nous sommes complétement d'accord.
Comme je l'ai expliqué plus haut, nous devons distinguer dans
un groupe la forme et la matière. Pour Helmholtz et Lie la matière
du groupe existait avant la forme et en géométrie la matière
est une Zahlenmannigfaltigkeit à trois dimensions. Le nombre
des dimensions est donc posé antérieurement au groupe.
Pour moi au contraire la forme existe avant la matière. Les différentes
manières dont un cube peut être superposé à
lui-même et les différentes manières dont les racines
d'une certaine équation peuvent être échangées
constituent deux groupes isomorphes. Elles ne diffèrent que par
la matière. Le mathématicien regarderait cette différence
comme superficielle et il ne distinguerait pas davantage entre ces deux
groupes qu'entre un cube de verre et un cube de métal. Sous cet
aspect le groupe existe antérieurement au nombre des dimensions.
Nous échappons aussi de cette façon à une objection
qui a souvent été faite à Helmholtz et à
Lie: "Mais votre groupe, objecte-t-on, présuppose l'espace;
pour le construire vous êtes obligés d'admettre un continu
à trois dimensions. Vous procédez comme si vous saviez
déjà la géométrie analytique. Peut-être
cette objection n'était-elle pas tout à fait juste; le
continu à trois dimensions que posaient Helmhotz et Lie était
une sorte de grandeur non mesurable analogue aux grandeurs dont nous
pouvons dire qu'elles sont devenues plus grandes ou plus petites, mais
non qu'elles sont devenues deux fois ou trois fois plus grandes.
C'est seulement par l'introduction du groupe qu'ils en ont fait une
grandeur mesurable, c'est-à-dire un véritable espace.
Cependant l'origine de ce continu non mesurable à trois dimensions
reste imparfaitement expliquée.
Mais dira-t-on, pour étudier un groupe, fût-ce dans ses
propriétés formelles, il est nécessaire de le construire
et il ne peut pas être construit sans matière. On pourrait
aussi bien dire qu'on ne peut pas étudier les propriétés
géométriques d'un cube sans supposer ce cube de bois ou
de fer. Le complexe de nos sensations nous a sans doute pourvus d'une
sorte de matière, mais il y a un contraste frappant entre la
grossièreté de cette matière et la subtile précision
de la forme de notre groupe. Il est impossible que ce soit là,
à proprement parler, la matière d'un tel groupe.
Le groupe des déplacements tel qu'il nous est donné directement
par l'expérience est quelque chose d'une nature plus grossière;
il est, pouvons-nous dire, aux groupes continus à proprement
parler ce que le continu physique est au continu mathématique.
Nous étudions d'abord sa forme conformément à la
formule du continu physique et comme il y a quelque chose qui répugne
à notre raison dans cette formule, nous la rejetons et nous y
substituons celle du groupe continu qui en puissance préexiste
en nous, mais que nous ne connaissons initialement que par sa forme.
La matière grossière qui nous est fournie par nos sensations
n'a été quÌune béquille pour notre infirmité
et n'a servi qu'à nous forcer à fixer notre attention
sur l'idée pure que nous portions auparavant en nous.
CONCLUSIONS
La géométrie n'est pas une science expérimentale;
l'expérience n'est pour nous que l'occasion de réfléchir
sur les idées géométriques qui préexistent
en nous. Mais cette occasion est nécessaire; si elle n'existait
pas, nous ne réfléchirions pas, et si nos expériences
étaient différentes, nos réflexions seraient sans
doute aussi différentes. L'espace n'est pas une forme de notre
sensibilité; c'est un instrument qui nous sert, non à
nous représenter les choses, mais à raisonner sur les
choses.
Ce que nous appelons la géométrie n'est pas autre chose
que l'étude des propriétés formelles d'un certain
groupe continu; si bien que nous pouvons dire que l'espace est un groupe.
La notion de ce groupe continu existe dans notre esprit antérieurement
à toute expérience; mais il en est de même pour
la notion de beaucoup d'autres groupes continus; par exemple celui qui
correspond à la géométrie de Lobatchewsky. Il y
a donc plusieurs géométries possibles et il reste à
voir comment le choix se fait entre elles. Parmi les groupes mathématiques
continus que notre esprit peut construire, nous choisissons celui qui
s'écarte le moins de ce groupe brut, analogue au continu physique,
que l'expérience nous a fait connaître comme groupe des
déplacements.
Notre choix ne nous est donc pas imposé par l'expérience.
Il est simplement guidé par l'expérience. Mais il reste
libre: nous choisissons cette géométrie-ci plutôt
que celle-là, non parce qu'elle est plus vraie, mais parce qu'elle
est plus commode.
Demander si la géométrie d'Euclide est vraie et celle
de Lobatchewsky fausse est aussi absurde que de demander si le système
métrique est vrai et celui de la toise, du pied et du pouce faux.
Transportés dans un autre monde, nous pourrions sans doute avoir
une géométrie différente, non parce que notre géométrie
aurait cessé d'être vraie, mais parce qu'elle serait devenue
moins commode qu'une autre.
Avons-nous le droit de dire que le choix entre les géométries
nous est imposé par la raison et, par exemple, que la géométrie
euclidienne est seule vraie parce que le principe de la relativité
des grandeurs s'impose inévitablement à notre esprit?
Il est absurde, dit-on, de supposer qu'une longueur peut être
égale à un nombre abstrait. Mais pourquoi? Pourquoi est-ce
absurde pour une longueur et n'est-ce pas absurde pour un angle? Il
n'y a qu'une réponse possible: cela nous paraît absurde
parce que c'est contraire nos habitudes de pensée.
Sans doute la raison a ses préférences, mais ces préférences
pour le plus simple, parce que toutes choses égales d'ailleurs,
le plus simple, parce que toutes choses égales d'ailleurs, le
plus simple est le plus commode. Ainsi nos expériences seraient
également compatible avec la géométrie d'Euclide
et avec la géométrie de Lobatchewsky qui supposait la
courbure de l'espace très petite. Nous choisissons la géométrie
d'Euclide parce qu'elle est la plus simple. Si nos expériences
étaient considérablement différentes, la géométrie
d'Euclide ne suffirait plus à les représenter commodément,
et nous choisirions une géométrie différente.
Qu'on ne dise pas que le groupe d'Euclide nous semble le plus simple
parce qu'il est le plus conforme à quelque idéal préexistant
qui a déjà un caractère géométrique;
il est plus simple parce que certains de ses déplacements; il
est plus simple parce que certains de ses déplacements sont échangeables,
ce qui n'est pas vrai des déplacements correspondants du groupe
de Lobatchewsky. Traduit dans le langage analytique, cela veut dire
qu'il y a moins de termes dans les équations et il est clair
qu'un algébriste qui ne saurait pas ce qu'est l'espace ou la
ligne droite regarderait cela néanmoins comme une condition de
simplicité.
En résumé, c'est notre esprit qui fournit une catégorie
à la nature. Mais cette catégorie n'est pas un lit de
Procuste dans lequel nous contraignons violemment la nature, en la mutilant
selon que l'exigent nos besoins. Nous offrons à la nature un
choix de lits parmi lesquels nous choisissons la couche qui va le mieux
à sa taille.
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