LA NOTION DE POINT
Je sens que je touche ici au point le plus délicat de cette
discussion et je suis obligé de m'arrêter un moment pour
justifier plus complètement les assertions qui précèdent
et dont certaines personnes pourraient être disposées à
douter. Beaucoup de personnes en effet considèrent la notion
d'un point de l'espace comme si immédiate et si claire que toute
définition en est superflue. Mais je pense qu'on m'accordera
qu'une notion aussi subtile que celle du point mathématique sans
longueur, largeur, ni épaisseur n'est pas immédiate et
qu'elle a besoin d'être expliquée.
Mais en est-il de même pour la notion plus vague et moins exactement
définie, mais plus empirique de place? Y a-t-il quelqu'un qui
ne s'imagine pas savoir parfaitement ce dont il parle lorsqu'il dit:
cet objet occupe la place qui était occupée par cet autre
objet? Pour déterminer la portée de cette assertion et
les conclusions qui peuvent en être tirées, cherchons à
en analyser la signification. Si je n'ai bougé ni mon corps,
ni ma tête, ni mon ™il et si l'image de l'objet B affecte les
mêmes fibres rétiniennes qu'affectait auparavant l'image
de l'objet A; si encore, bien que je n'aie bougé ni mon bras,
ni ma main, les mêmes fibres sensorielles qui aboutissent à
l'extrémité du doigt et qui me transmettaient d'abord
l'impression que j'attribuais à l'objet A, me transmettent maintenant
l'impression que j'attribue à l'objet B; si ces deux conditions
sont remplies, - alors nous convenons ordinairement de dire que l'objet
B occupe la place que l'objet A occupait auparavant.
Avant d'analyser une convention aussi compliquée que celle que
nous venons d'indiquer, je ferai d'abord une remarque. Je viens d'énoncer
deux conditions: l'une relative à la vue et l'autre relative
au toucher. La première est nécessaire, mais n'est pas
suffisante, car nous disons dans le langage ordinaire que le point de
la rétine où une image se forme nous donne seulement connaissance
de la direction du rayon visuel, mais que la distance de l'il
demeure inconnue. La seconde condition est à la fois nécessaire
et suffisante parce que nous admettons que l'action du toucher ne s'exerce
pas à distance et que l'objet A comme l'objet B ne peut agir
sur le doigt que par un contact immédiat. Tout cela concorde
avec ce que l'expérience nous a appris; à savoir que la
première condition peut être remplie sans que la seconde
se réalise, mais que la seconde ne peut pas être remplie
sans que la première le soit. Remarquons que nous sommes ici
en présence d'un fait que nous ne pouvions pas conna²tre a priori
et que l'expérience seule pouvait nous le démontrer.
Mais ce n'est pas tout. Pour déterminer la place d'un objet
je n'ai fait usage que d'un il et d'un doigt. J'aurais pu faire
usage de plusieurs autres moyens, - par exemple de tous mes autres doigts.
Après avoir été averti que l'objet A a produit
sur mon premier doigt une impression tactile, supposons que par une
série de mouvements S mon second doigt vienne au contact du même
objet A. Ma première impression tactile cesse et est remplacée
par une autre impression tactile qui m'est transmise par le nerf du
second doigt et que j'attribue encore à l'action de l'objet A.
Quelque temps après et sans que j'aie bougé ma main, le
même nerf du second doigt me transmet une autre impression tactile
que j'attribue à l'action d'un autre objet B. Je dis alors que
l'objet B a pris la place de l'objet A.
A ce moment je fais une série de mouvements S' inverse de la
série S. Comment sais-je que ces deux séries sont inverses
l'une de l'autre? Parce que l'expérience m'a appris que quand
le changement interne S qui correspond à certaines sensations
musculaires est suivi par un changement interne S' qui correspond à
d'autres sensations musculaires, il se produit une compensation et que
mes impressions primitives, d'abord modifiées par le changement
S, sont rétablies par le changement S'.
J'exécute la série de mouvement S'. L'effet doit être
de ramener mon premier doigt à sa position initiale et de le
mettre ainsi au contact de l'objet B qui a pris la place de l'objet
A. Je dois donc m'attendre à ce que le nerf de mon premier doigt
me transmette une impression tactile attribuable à l'objet B.
Et en fait c'est ce qui arrive.
Mais serait-il donc absurde de supposer le contraire? Et pourquoi serait-ce
absurde? Dirai-je que l'objet B ayant pris la place de l'objet A et
mon premier doigt ayant repris sa place initiale, il doit toucher l'objet
B comme il touchait auparavant l'objet A? Cela serait une pure pétition
de principe. Et pour le montrer, essayons d'appliquer le même
raisonnement à un autre exemple ou plutt revenons à l'exemple
de la vue et du toucher que je citais au début.
L'image de l'objet A fait une impression sur l'une de mes fibres rétiniennes.
En même temps, le nerf de l'un de mes doigts me transmet une impression
tactile que j'attribue au même objet. Je ne bouge ni mon ™il ni
ma main. Et un moment après l'image de l'objet B frappe la même
fibre rétinienne. Par un raisonnement tout à fait analogue
à celui qui précède, je serais tenté de
conclure que l'objet B a pris la place de l'objet A et je m'attendrais
à ce que le nerf de mon doigt me transmette une impression tactile
attribuable à B. Et cependant je me serais trompé. Car
il peut arriver que l'image de B se forme sur le même point de
la rétine que l'image de A sans que la distance de l'il
soit la même dans les deux cas.
L'expérience a réfuté mon raisonnement. Je m'en
tire en disant qu'il ne suffit pas que deux corps forment leur image
sur la même fibre rétinienne pour me permettre de dire
que les deux corps sont à la même place; et je m'en tirerais
d'une manière analogue dans le cas des deux doigts si les indications
du second doigt n'avaient pas été d'accord avec celles
du premier, et si l'expérience avait contredit mon raisonnement.
Je dirais encore en ce cas que deux objets A et B peuvent faire une
impression sur le même doigt par le moyen du toucher et cependant
ne pas être à la même place; en d'autres termes je
conclurais que le toucher peut s'exercer à distance. Ou encore
je conviendrais de ne considérer A et B comme étant à
la même place qu'à la condition qu'il y ait concordance
non seulement entre leurs effets sur le premier doigt, mais aussi entre
leurs effets sur le second doigt. On pourrait presque dire, à
un certain point de vue, que de cette façon une dimension de
plus serait attribuée à l'espace.
En résumé, il y a certaines lois de concordance qui ne
peuvent nous être révélées que par l'expérience,
et qui sont à la base de la vague notion de place.
Mais même en considérant ces lois de concordance comme
acquises, pouvons-nous en déduire la notion beaucoup plus exacte
de point et la notion du nombre des dimensions? Cela reste à
examiner.
D'abord une observation. Nous avons parlé de deux objets A et
B qui ont formé l'un après l'autre leur image sur le même
point de la rétine. Mais ces deux images ne sont pas identiques;
sans cela comment pourrais-je les distinguer? Elles diffèrent,
par exemple, en couleur. L'une est rouge, l'autre est verte. Nous avons
donc deux sensations qui diffèrent en qualité et qui me
sont certainement transmises par deux fibres nerveuses différentes
quoique contigues. Qu'ont-elles de commun et pourquoi suis-je conduit
à les associer? Il est probable que si l'il était
immobile nous n'aurions jamais pensé à cette association.
Ce sont les mouvements de l'il qui nous ont appris qu'il y a la
même relation d'une part entre la sensation de vert au point A
de la rétine et sensation de vert au point B de la rétine
et d'autre part entre la sensation de rouge au point A de la rétine
et la sensation de rouge au point B de la rétine. Nous avons
constaté, en fait, que les mêmes mouvements, correspondant
aux mêmes sensations musculaires, nous font passer de la première
à la seconde ou de la troisième à la quatrième.
S'il n'en était pas ainsi, ces quatre sensations nous appara²traient
comme qualitativement distinctes et nous ne songerions pas plus à
établir entre elles une sorte de proportion qu'entre une sensation
olfactive, une sensation gustative, une sensation auditive et une sensation
tactile.
Cependant, quelle que soit l'origine de cette association, elle est
impliquée dans la notion de place qui n'aurait pas pris naissance
sans elle. Analysons donc ses lois. Nous ne pouvons les concevoir que
sous deux formes différentes également éloignées
de la continuité mathématique: à savoir la discontinuité
ou la continuité physique.
Sous la première forme, nos sensations seront divisées
en un très grand nombre de "familles", toutes les sensations
d'une famille étant associées entre elles et n'étant
pas associées à celles des autres familles. Puisque à
chaque famille correspondrait une place, nous aurions un nombre fini,
mais très grand de places et les places formeraient un ensemble
discret. Il n'y aurait aucune raison pour les classer dans un tableau
à trois dimensions plutôt que dans un tablea à deux
ou à quatre dimensions et nous ne pourrions en déduire
ni le point ni l'espace mathématiques.
Sous la seconde forme qui est plus satisfaisante les différentes
familles se pénètrent l'une l'autre. A, par exemple, sera
associé à B et B à C. Mais A ne nous appara²tra
pas comme associé à C. Nous trouverons que A et C n'appartiennent
pas à la même famille, bien que A et B d'une part et B
et C d'autre part nous apparaissent comme appartenant à la même
famille. Ainsi nous ne pouvons pas distinguer entre un poids de neuf
grammes et un poids de dix grammes, ni entre ce dernier poids et un
poids de onze grammes. Mais nous percevons sans hésiter la différence
entre le premier poids et le troisième. C'est là toujours
la formule du continu physique.
Figurons-nous une série de pains à cacheter se recouvrant
partiellement l'un l'autre de telle manière que le plan soit
entièrement couvert; ou mieux, figurons-nous quelque chose d'analogue
dans un espace à trois dimensions. Si ces pains à cacheter
ne formaient par leur superposition qu'une sorte de ruban à une
dimension, nous reconnaîtrions cette circonstance au fait que
les associations dont je viens de parler obéiraient à
une loi qui peut être formulée ainsi: si A est associé
à la fois à B, C et D, D est associé à B
ou à C. Cette loi ne serait pas vraie si nos pains à cacheter
couvraient pas leur superposition un plan ou un espace à plus
de deux dimensions. Quand je dis par conséquent que toutes les
places possibles constituent un ensemble à une dimension ou à
plus d'une dimension, je veux simplement dire que la loi indiquée
est vraie ou qu'elle est fausse. Quand je dis que ces places constituent
un ensemble à deux ou trois dimensions, j'affirme simplement
que certaines lois analogues sont vraies.
Tels sont les fondements sur lesquels nous pouvons essayer de construire
une théorie statique du nombre des dimensions. On voit combien
cette manière de définir le nombre des dimensions est
compliquée, combien elle est imparfaite et il est inutile de
faire remarquer la distance qui sépare encore le continu physique
à trois dimensions ainsi compris du véritable continu
mathématique à trois dimensions.
Discussion de la théorie
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