LE RAISONNEMENT D'EUCLIDE
Mais pour montrer que l'idée de déplacement et par conséquent
l'idée de groupe a joué un rôle prépondérant
dans la genèse de la géométrie, il reste à
faire voir que cette idée domine tous les raisonnements d'Euclide
et des auteurs qui ont écrit après lui sur la géométrie
élémentaire.
Euclide commence par énoncer un certain nombre d'axiomes; mais
on ne doit pas s'imaginer que les axiomes qu'il énonce explicitement
sont les seuls auxquels il a recours. Si nous analysons soigneusement
ses démonstrations, nous y trouverons, sous une forme plus ou
moins voilée, un certain nombre d'hypothèses qui sont
en réalité des axiomes déguisés; et nous
pourrions en dire presque autant de quelques-unes de ses définitions.
Sa géométrie commence par déclarer que deux figures
sont égales si elles sont superposables. Ceci admet qu'elles
peuvent être déplacées et aussi que parmi tous les
changements qu'elles peuvent subir, nous pouvons distinguer ceux qui
peuvent être regardés comme des déplacements sans
déformation. Cette définition implique également
que deux figures qui sont égales à une troisième
sont égales entre elles. Et cela revient à dire que s'il
y a un déplacement qui mette la figure A sur la figure B et un
second déplacement qui superpose la figure B à la figure
C, il y en aura aussi un troisième, la résultante des
deux premiers, qui superposera la figure A à la figure C. En
d'autres termes on présuppose que les déplacements forment
un groupe. La notion de groupe, par conséquent, est introduite
dés le début et introduite inévitablement.
Quand je prononce le mot "longueur", un mot que nous estimons
souvent inutile de définir, j'admets implicitement que la figure
formée par deux points n'est pas toujours superposable à
celle qui est formée par deux autres points; car autrement deux
longueurs quelconques seraient égales entre elles. Or, c'est
là justement une propriété importante de notre
groupe.
J'énonce implicitement un hypothèse analogue quand je
prononce le mot "angle".
Et comment procédons-nous dans nos raisonnements? En déplaçant
nos figures et en leur faisant exécuter certains mouvements.
Je veux montrer qu'en un point donné d'une ligne droite on peut
toujours élever une perpendiculaire, et pour cela j'imagine une
droite mobile tournant autour du point en question. Mais ici je présuppose
que le mouvement de cette nouvelle droite est possible, qu'il est continu,
et qu'en tournant ainsi elle peut passer de la position dans laquelle
elle se confond avec la ligne droite donnée à la position
opposée dans laquelle elle se confond avec son prolongement.
Ici encore nous avons une hypothèse qui touche aux propriétés
du groupe.
Pour démontrer les cas d'égalité des triangles,
les figures sont déplacées de telle sorte qu'elles se
superposent l'une à l'autre.
Enfin quelle est la méthode employée pour démontrer
que par un point donné on peut toujours mener une et une seule
perpendiculaire à une droite donnée? On fait tourner la
figure de 180° autour de la ligne droite donnée et on obtient
de cette manière le point symétrique au point donné
par rapport à la droite donnée. Nous avons ici un exemple
fort caractéristique et qui met en évidence le rôle
que la ligne droite joue le plus fréquemment dans les démonstrations
géométriques, celui d'un axe de rotation.
Ceci implique l'existence du sous-groupe que j'ai appelé le
faisceau rotatif. Quand, - ce qui arrive aussi fréquemment -,
on fait glisser une ligne droite le long d'elle-même (continuant
bien entendu à supposer que la droite peut servir d'axe de rotation)
on tient implicitement pour assurée l'existence du sous-groupe
hélicoïdal. En résumé, le principal fondement
des démonstrations d'Euclide est réellement l'existence
du groupe et ses propriétés.
Sans doute, il a recours à d'autres axiomes qu'il est plus difficile
de rapporter à la notion de groupe. Tel est l'axiome qu'emploient
quelques géomètres quand ils définissent la ligne
droite comme la plus courte distance entre deux points. Mais ce sont
précisément les axiomes de cette nature qu'Euclide énonce.
Les autres, qui sont plus directement associés à l'idée
de déplacement et à l'idée de groupe, sont justement
ceux qu'il admet implicitement et qu'il ne croit même pas nécessaire
d'énoncer. Cela revient à dire que les premiers axiomes
(ceux qui sont énoncés) sont le fruit d'une expérience
plus récente, tandis que les sous-entendus ont été
assimilés les premiers par nous; par conséquent la notion
de groupe existait avant toutes les autres.
LA GEOMETRIE DE STAUDT
On sait que Staudt a essayé de construire la géomtrie
sur des principes différents. Staudt n'admet que les axiomes
suivants:
1° Par deux points on peut toujours mener une ligne droite.
2° Par trois points on peut toujours faire passer un plan.
3° Toute ligne droite ayant deux de ses points dans un plan est
entièrement contenue dans ce plan.
4° Si trois plans ont un point commun, et un seulement, toute ligne
droite coupera au moins un de ces trois plans.
Ces axiomes suffisent à établir toutes les propriétés
descriptives, relatives aux intersections des lignes droites et des
plans. Pour obtenir les propriétés métriques nous
commençons par définir un faisceau harmonique de quatre
droites en prenant comme définition la propriété
descriptive bien connue. Alors le rapport anharmonique de quatre points
est défini et enfin, en supposant que l'un de ces quatre points
a été rejeté à l'infini, le rapport de deux
longueurs est défini. C'est là le point faible de la théorie
précédente, si séduisante qu'elle soit. Arriver
à la notion de longueur en la regardant seulement comme un cas
particulier du rapport anharmonique est un détour artificiel
auquel on répugne. Ce n'est évidemment pas de cette manière
que nos notions géométriques se sont formées.
Voyons maintenant si nous pouvons concevoir, sans introduire la notion
de groupe et de mouvement, comment les notions qui servent de fondement
à cette ingénieuse géométrie ont pris naissance.
Voyons quelles expériences auraient pu nous conduire à
formuler les axiomes énoncés plus haut. Si la ligne droite
n'est pas donnée comme un axe de rotation,elle ne peut être
donnée que d'une façon, comme le trajet d'un rayon lumineux.
Je veux dire que les expériences, toujours plus ou moins grossières,
qui nous servent de point de départ, devront toutes être
applicables au rayon lumineux et que nous devons définir la ligne
droite comme une ligne pour laquelle les lois simples auxquelles le
rayon lumineux obéit. L'expérience qu'il faudra faire
pour vérifier le plus important de nos axiomes, le troisième,
sera alors la suivante:
Soient deux fils tendus. Plaçons l'il à l'extrémité
de l'un de ces fils. Nous voyons que le fil est entièrement caché
par son extrémité, ce qui nous apprend que le fil est
rectiligne, c'est-à-dire suit le trajet d'un rayon lumineux.
Faisons la même chose pour le second fil. Nous observons alors
ce qui suit: ou bien il n'y aura aucune position de l'il dans
laquelle l'un des fils soit entièrement caché par l'autre,
ou bien il y en aura une infinité.
Comment se présente la question du nombre des dimensions quand
on suit cet ordre d'idées?
Consid»rons toutes les positions de l'il dans lesquelles l'un
des fils est caché par l'autre. Supposons que dans l'une de ces
positions le point A du premier fil soit caché par le point A'
du second, le point B par le point B', le point C par le point C'.
Nous découvrons alors que si le corps se déplace de telle
façon que le point A soit toujours caché par le point
A' et le point B par le point B', le point C reste toujours caché
par le point C' et en général un point quelconque du premier
fil reste caché par le même point du second fil par lequel
il était caché avant que le corps ne se déplace.
Nous exprimons ce fait en disant que, bien que le corps se soit déplacé,
la position de l'il n'a pas changé.
Nous voyons ainsi que la position de l'il est définie par
deux conditions, que A soit caché par A' et B par B'. Nous exprimons
ce fait en disant que le lieu des points tel que les deux fils se cachent
l'un l'autre a deux dimensions.
De même, supposons que pour une certaine position du corps, quatre
fils, A, B, C, D cachent quatre points A', B', C', D'; supposons que
le corps se déplace, mais de telle manière que A, B et
C continuent à cacher A', B' et C'. Nous découvrirons
alors que D continue à cacher D' et nous exprimerons encore ce
fait en disant que la position de l'il n'a pas changé.
Cette position sera donc définie par trois conditions et c'est
pourquoi nous disons que l'espace a trois dimensions. On remarquera
que la loi ainsi découverte expérimentalement n'est vraie
qu'approximativement. Mais ce n'est pas tout. Elle n'est même
pas toujours vraie, parce que D ou D' peuvent avoir bougé en
même temps que mon corps se déplaçait. Nous déclarons
donc simplement que cette loi est souvent approximativement vraie.
Mais nous sommes désireux d'arriver à des axiomes géométriques
qui soient rigoureusement et toujours vrais et nous échappons
toujours à ce dilemme par le même artifice, en disant que
nous convenons de considérer le changement observé comme
la résultante de deux autre, l'un qui obéit rigoureusement
à la loi et que nous attribuons au déplacement de l'il
et le second qui est généralement très petit et
que nous attribuons soit à des altérations qualitatives,
soit aux mouvement des corps extérieurs.
Nous n'avons pas pu éviter la considération des mouvements
de l'il et du corps. Cependant, nous pouvons dire que, à
un certain point de vue, la géométrie de Staudt est surtout
une géométrie visuelle tandis que celle d'Euclide est
surtout musculaire.
Sans aucun doute des expériences inconscientes analogues à
celles dont je viens de parler peuvent avoir joué un rôle
dans la genèse de la géométrie; mais elles ne sont
pas suffisantes. Si nous avions procédé comme le suppose
la géométrie de Staudt, quelque Apollonius aurait découvert
les propriétés des polaires. Mais ce n'eût été
que longtemps après que les progrès de la science auraient
fait comprendre ce qu'est une longueur ou un angle. Nous aurions dû
attendre quelque Newton pour découvrir les différents
cas d'égalité des triangles. Et ce n'est évidemment
pas de cette manière que les choses se sont passées.
L'axiome de Lie ...