SOUS-GROUPES
La plus importante des propriétés formelles d'un groupe
est l'existence des sous-groupes. Il ne faut pas supposer qu'il peut
être formé autant de sous-groupes que nous voulons et qu'il
suffit de découper un groupe d'une manière arbitraire,
comme on découperait une argile inerte, pour obtenir un sous-groupe.
Si deux déplacements sont pris au hasard dans un groupe, il
sera nécessaire, pour en former un sous-groupe, d'y joindre toutes
leurs combinaisons et dans la plupart des cas, il arrive qu'en combinant
ces deux déplacements de toutes les manières possibles,
nous retrouvons finalement le groupe primitif dans sa forme initiale
intacte. Ainsi il peut arriver qu'un groupe ne contienne pas de sous-groupe.
Cependant les groupes se distinguent les uns des autres, au point de
vue formel, par le nombre de sous-groupes qu'ils contiennent et par
les rapports des sous-groupes entre eux. Un examen superficiel du groupe
des déplacements montre tout de suite qu'il contient quelques
sous-groupes. Un examen plus approfondi les découvrira tous.
Nous verrons que parmi ces sous-groupes, il y en a qui sont:
1 - continus, c'est-à-dire dont tous les déplacements
sont divisibles à l'infini;
2 - discontinus, c'est-à-dire dont aucun déplacement
n'est divisible à l'infini;
3 - mixtes, c'est-à-dire dont certains déplacements
sont divisibles à l'infini et d'autres ne le sont pas.
D'un autre point de vue, nous distinguerons, parmi nos sous-groupes,
les faisceaux dont les déplacements sont tous échangeables
et les sous-groupes qui ne possèdent pas cette propriété.
Une autre manière de classer les déplacements et les
sous-groupes est la suivante:
Considérons deux déplacements D et D'. Soit D'' un troisième
déplacement défini comme la résultante du déplacement
D', suivi du déplacement D, suivi lui-même du déplacement
inverse de D'. Nous appellerons ce déplacement D'' le transformé
de D par D'.
Du point de vue formel tous les transformés du même déplacement
sont en quelque sorte équivalents; ils jouent le même rôle;
les Allemands disent qu'ils sont gleichberechtigt. Ainsi (s'il
m'est permis pour un instant d'employer à l'avance le langage
ordinaire de la géométrie que nous sommes censés
ne pas savoir encore) deux rotations de 60° sont gleichberechtigt,
deux déplacements hélicoïdaux du même pas et
de la même fraction de spire sont gleichberechtigt.
Les transformés de tous les déplacements d'un sous-groupe
g par le même déplacement D' forment un nouveau sous-groupe
que nous appellerons le transformé du sous-groupe g par le déplacement
D'. Les différents transformés du même sous-groupe,
jouant le même rôle au point de vue formel, sont gleichberechtigt.
Il arrive généralement que beaucoup des transformés
du même sous-groupe sont identiques; il arrivera même quelquefois
que tous les transformés d'un sous-groupe soient identiques les
uns aux autres et identiques au sous-groupe primitif. On dit alors que
ce sous-groupe est invariant (ce qui arrive, par exemple, dans le cas
du sous-groupe formé de toutes les translations). L'existence
d'un sous-groupe invariant est une propriété formelle
de la plus haute importance.
SOUS-GROUPES ROTATIFS
Le nombre des sous-groupes est infini; toutefois ils peuvent Õtre divisés
en un nombre assez limité de classes dont je ne veux pas donner
ici une énumération complète. Mais nous ne percevons
pas tous ces sous-groupes avec la même facilité. Certains
d'entre eux n'ont été découverts que tout récemment.
Leur existence n'est pas une vérité intuitive. Sans doute,
elle peut se déduire des propriétés fondamentales
du groupe, de propriétés qui sont connues de tout le monde
et qui sont, pour ainsi dire, le patrimoine commun de tous les esprits,
sans doute elle y est contenue en germe; cependant ceux qui ont démontré
leur existence ont senti à juste titre qu'ils avaient fait une
découverte et ont souvent été obligés d'écrire
de longs mémoires pour parvenir à leurs conclusions.
D'autres sous-groupes, au contraire, nous sont connus d'une manière
bien plus immédiate. Sans beaucoup de réflexion chacun
croit en avoir une intuition directe et l'affirmation de leur existence
constitue les axiomes d'Euclide. Comment se fait-il que certains sous-groupes
ont tout de suite attiré l'attention tandis que d'autres ont
échappé à toute recherche pendant beaucoup plus
longtemps? Nous allons expliquer cela par quelques exemples.
Un corps solide ayant un point fixe tourne devant nos yeux. Son image
se peint sur notre rétine et chacune des fibres du nerf optique
nous transmet une impression; mais à cause du mouvement du corps
solide cette impression est variable. Une de ces fibres, cependant,
nous transmet une impression constante. C'est celle à l'extrémité
de laquelle l'image du point fixe s'est formée. Nous avons ainsi
un changement qui fait varier certaines sensations, mais en laisse d'autres
invariables. C'est une propriété du déplacement,
mais à première vue il n'apparaît pas que ce soit
une propriété formelle. Il semble qu'elle fasse partie
des caractères qualitatifs des sensations perçues. Nous
allons voir cependant que nous pouvons en dégager une propriété
formelle et pour rendre ma pensée plus claire, je vais comparer
ce qui se passe dans ce cas avec ce qui arrive dans une autre circonstance
qui est analogue en apparence.
Je suppose qu'un certain corps se meut devant mes yeux d'une manière
quelconque, mais qu'une certaine région de ce corps est peinte
d'une couleur suffisamment uniforme pour ne pas laisser discerner d'ombres.
Disons qu'elle est rouge. Si les mouvements ne sont pas de trop grande
amplitude et si la région rouge est suffisamment étendue,
certaines parties de la rétine resteront constamment dans l'image
de cette région, certaines fibres nerveuses me transmettront
constamment l'impression du rouge, le déplacement aura laissé
certaines sensations invariables.
Mais il y a une différence essentielle entre les deux cas. Revenons
au premier. Nous assistions là à un changement externe
dans lequel certaines sensations A ne changeaient pas, tandis que d'autres
sensations B changeaient. Nous pouvons corriger ce changement externe
par un changement interne et dans cette correction les sensations A
restent cependant invariables.
Mais voici maintenant un nouveau corps solide qui tourne devant nos
yeux et subit les mêmes rotations que le premier. C'est là
un nouveau changement externe qui peut être entièrement
différent du premier d'un point de vue qualitatif, parce que
le nouveau corps qui tourne peut être peint de nouvelles couleurs
ou parce que nous sommes avertis de sa rotation par le toucher et non
par la vue. Nous découvrons cependant que c'est le même
déplacement parce qu'il peut être corrigé par le
même changement interne. Et nous découvrons aussi que,
dans le nouveau changement externe, certaines sensations A', (peut-être
totalement différentes de A), sont restées invariables,
tandis que d'autres sensations B' ont varié. Ainsi cette propriété
de conserver certaines sensations nous apparaît finalement comme
une propriété formelle indépendante de la nature
qualitative de ces sensations.
Passons au second exemple. Nous avons d'abord un changement externe
dans lequel une certaine sensation C, une sensation de rouge, est demeurée
constante. Supposons qu'un autre corps solide, peint différemment,
subisse le même déplacement. Voici un nouveau changement
externe, et nous savons qu'il représente le même déplacement,
parce que nous pouvons le corriger par le même changement interne.
Nous découvrons généralement que dans ce nouveau
changement externe, il n'arrive pas que certaines sensations demeurent
constantes. Ainsi la conservation de la sensation C nous apparaîtra
seulement comme une propriété accidentelle, liée
à la nature qualitative de la sensation.
Nous sommes ainsi conduits à distinguer parmi les déplacements
ceux qui conservent certaines sensations. L'ensemble des déplacements
qui conservent ainsi un système donné de sensations forme
évidemment un sous-groupe que nous pouvons appeler sous-groupe
rotatif.
Telle est la conclusion que nous tirons de l'expérience. Il
est inutile de faire ressortir combien l'expérience est grossière
et combien d'autre part la conclusion est précise. L'expérience
ne peut donc pas nous imposer la conclusion, mais elle suffit à
nous la suggérer. Elle suffit à montrer que, de tous les
groupes dont les modèles préexistent en nous, le seuls
que nous puissions adopter en vue d'y rapporter nos sensations sont
ceux qui contiennent un tel sous-groupe.
A côté du sous-groupe rotatif, considérons ses
transformés qui peuvent aussi être appelés sous-groupes
rotatifs. (Sous-groupe de rotations autour d'un point fixe.) Par de
nouvelles expériences, toujours très grossières,
il apparaît alors:
1 - Que deux sous-groupes rotatifs quelconques ont des déplacements
communs;
2 - Que ces déplacements communs, tous échangeables entre
eux, forment un faisceau qui peut être appelé faisceau
rotatif. (Rotations autour d'un axe fixe).
3 - Qu'un faisceau rotatif quelconque fait partie non seulement de
deux sous-groupes rotatifs, mais d'une infinité.
C'est là l'origine de la notion de ligne droite comme le sous-groupe
rotatif était l'origine de la notion de point.
Considérons maintenant tous les déplacements d'un faisceau
rotatif. Si nous considérons un déplacement quelconque,
il ne sera pas, en général, échangeable avec tous
les déplacements du faisceau, mais nous découvrirons bientôt
qu'il existe des déplacements qui sont échangeables avec
tous ceux du faisceau rotatif et qu'ils forment un sous-groupe plus
vaste qui peut être appelé sous-groupe hélicoïdal.
(Combinaisons de rotations autour d'un axe et de translations parallèles
à cet axe). Cela est évident si l'on observe qu'une ligne
droite peut glisser le long d'elle-même.
Enfin, nous tirons des mêmes observations grossières
des propositions telles que les suivantes:
Tout déplacement suffisamment petit et faisant partie d'un sous-groupe
rotatif donné, peut toujours être décomposé
en trois autres, appartenant respectivement à trois faisceaux
rotatifs donnés.
Tout déplacement échangeable avec un sous-groupe rotatif
fait partie de ce sous-groupe.
Tout déplacement suffisamment petit peut toujours être
décomposé en deux autres, appartenant respectivement à
deux sous-groupes rotatifs donnés ou à six faisceaux rotatifs
donnés.
Je reviendrai plus tard en détail sur lÌorigine de ces diverses
propositions.
SOUS-GROUPES TRANSLATIFS
Avec ces propositions, nous sommes en mesure, non pas de construire
la géométrie d'Euclide, mais de limiter notre choix à
un choix entre la géométrie d'Euclide et celles de Lobatchewsky
ou de Riemann. Pour aller plus loin, nous avons besoin d'une nouvelle
proposition qui prenne la place du postulatum des parallèles.
La proposition qui en tiendra lieu sera l'affirmation de l'existence
d'un sous-groupe invariant dont tous les déplacements sont échangeables
et qui est formé de toutes les translations.
C'est là ce qui détermine notre choix en faveur de la
géométrie d'Euclide, parce que le groupe qui correspond
à la géométrie de Lobatchewsky ne contient pas
un tel sous-groupe invariant.
Nombre des dimensions ...