CONSÉQUENCE DE L'EXISTENCE DU GROUPE
Ce premier fait que les déplacements forment un groupe, contient
en germe une foule de conséquences importantes. L'espace doit
être homogène ; c'est-à-dire que tous ses points
sont capables de jouer le même rôle. L'espace doit être
isotrope ; c'est-à-dire que toutes les directions qui partent
du même point doivent jouer le même rôle.
Si un déplacement D me transporte d'un point à un autre
ou change mon orientation, je dois être, après ce déplacement
D, encore capable des mêmes mouvements qu'avant le déplacement
D, et ces mouvements doivent avoir conservé leurs propriétés
fondamentales qui m'ont permis de les classer parmi les déplacements.
S'il n'en était pas ainsi, le déplacement D suivi d'un
autre déplacement ne serait pas équivalent à un
troisième déplacement ; en d'autres termes, les déplacements
ne formeraient pas un groupe.
Ainsi le nouveau point auquel j'ai été transporté
joue le même rôle que celui auquel j'étais initialement
; ma nouvelle orientation joue aussi le même rôle que l'ancienne
; l'espace est homogène et isotrope.
Étant homogène il sera illimité ; car une catégorie
qui est limitée ne saurait être homogène puisque
ses frontières ne pourraient pas jouer le même rôle
que son centre. Mais cela ne veut pas dire qu'il est infini ; car la
sphère est une surface sans frontière et cependant elle
et finie. Toutes ces conséquences sont contenues en germe dans
le fait que nous venons de découvrir.
Mais nous sommes encore incapables de les percevoir parce que nous ne
savons pas encore ce que c'est qu'une direction ni même ce que
c'est qu'un point.
PROPRI1ÉTÉS DU GROUPE
Nous avons maintenant à étudier les propriétés
du groupe. Ces propriétés sont purement formelles. Elles
sont indépendantes de toute qualité et en particulier
de la nature qualitative des phénomènes qui constituent
le changement auquel nous avons donné le nom de déplacement.
Nous avons remarqué plus haut que nous pouvions considérer
deux changements comme représentant le même déplacement
bien que les phénomènes correspondants soient qualitativement
tout à fait différents. Les propriétés de
ce déplacement restent les mêmes dans les deux cas ; ou
du moins les seules propriétés qui nous intéressent,
les seules qui soient susceptibles d'être étudiées
mathématiquement sont celles dans lesquelles la qualité
n'intervient aucunement. Une courte digression est ici nécessaire
pour rendre ma pensée compréhensible. Ce que les mathématiciens
appellent un groupe est l'ensemble d'un certain nombre d'opérations
et de toutes les combinaisons qui peuvent être formées
avec elles. Dans le groupe qui nous occupe nos opérations sont
des déplacements. Il arrive parfois que deux groupes contiennent
des opérations qui sont entièrement différentes
quant à leur nature, et que néanmoins ces opérations
se combinent suivant les mêmes lois. Nous disons alors que les
deux groupes sont isomorphes.
Les différentes permutations de six objets forment un groupe
et les propriétés de ce groupe sont indépendantes
de la nature des objets. Si au lieu de six objets matériels nous
prenons six lettres ou même les six faces d'un cube, nous obtenons
des groupes qui diffèrent quant à la matière dont
ils sont composés, mais qui sont tous isomorphes les uns avec
les autres.
Les propriétés dites formelles sont celles qui sont communes
à tous les groupes isomorphes. Si je dis, par exemple, que telle
ou telle opération répétée trois fois est
équivalente à telle ou telle autre répétée
quatre fois, j'ai énoncé une propriété formelle,
entièrement indépendante de la qualité. De telles
propriétés formelles sont susceptibles d'être étudiées
mathématiquement. On doit donc les énoncer sous forme
de propositions rigoureuses. D'un autre côté, les expériences
qui servent à les vérifier ne peuvent jamais être
qu'approchées. C'est dire que les expériences en question
ne peuvent jamais être le véritable fondement de ces propositions.
Nous avons en nous, en puissance, un certain nombre de modèles
de groupes et l'expérience nous aide seulement à découvrir
lequel de ces modèles s'écarte le moins de la réalité.
CONTINUITÉ
Nous observons d'abord que le groupe est continu. Voyons ce que cela
veut dire et comment le fait peut être établi.
Le même déplacement peut être répété
deux fois, trois fois, etc. Nous obtenons ainsi différents déplacements
qui peuvent être regardés comme des multiples du premier.
Les multiples du même déplacement D forment un groupe;
car la succession de deux de ces multiples est encore un multiple de
D. De plus, tous ces multiples sont échangeable; (vérité
qu'on exprime en disant que le groupe qu'ils forment est un faisceau);
c'est-à-dire qu'il est indifférent que nous répétions
D d'abord trois fois et ensuite quatre fois ou d'abord quatre fois et
ensuite trois fois. C'est là un jugement analytique a priori,
une pure tautologie. Ce groupe des multiples de D n'est qu'une partie
du groupe total. C'est ce qu'on appelle un sous-groupe.
Nous découvrons bientôt qu'un déplacement quelconque
peut toujours être divisé en deux, trois ou un nombre quelconque
de parties; je veux dire que nous pouvons toujours trouver un autre
déplacement qui, répété deux, trois fois,
reproduira un déplacement donné. Cette divisibilité
à l'infini nous conduit naturellement à la notion de la
continuité mathématique; cependant les choses ne sont
pas aussi simples qu'elles le paraissent à première vue.
Nous ne pouvons pas prouver cette divisibilité à l'infini
directement. Quand un déplacement est très petit, il est
imperceptible pour nous. Quand deux déplacements diffèrent
très peu, nous ne pouvons pas les distinguer. Si un déplacement
D est extrêmement petit, ses multiples consécutifs seront
indiscernables. Il peut arriver alors que nous ne puissions pas distinguer
9 D de 10 D, ni 10 D de 11 D, mais que nous puissions néanmoins
distinguer 9 D de 11 D. Si nous voulions transcrire ces données
brutes de l'expérience en une formule, nous »cririons :
9 D = 10 D, 10 D = 11 D, 9 D < 11 D.
Ce serait là la formule du continu physique. Mais une telle
formule répugne à la raison. Elle ne correspond à
aucun des modèles que nous portons en nous. Nous échappons
à ce dilemme par un artifice; et à ce continu physique
- ou si vous préférez à ce continu sensible qui
se présente sous une forme intolérable pour nos esprit
- , nous substituons le continu mathématique. Séparant
nos sensations de ce quelque chose que nous appelons leur cause, nous
admettons que le quelque chose en question se conforme au modèle
que nous portons en nous et que nos sensations s'en écartent
seulement à cause de leur grossièreté.
Le même procédé revient chaque fois que nous soumettons
à la mesure les données de nos sens; il est notamment
applicable à l'étude des déplacements. Du point
que nous avons atteint maintenant, nous pouvons rendre compte de nos
sensations de plusieurs manières différentes.
1 - Nous pouvons supposer que chaque déplacement fait partie
d'un faisceau formé de tous les multiples d'un certain petit
déplacement, beaucoup trop petit pour être perçu
par nous. Nous aurions alors un faisceau discontinu qui nous donnerait
l'illusion de la continuité physique parce que nos sens grossiers
seraient incapables de discerner deux éléments consécutifs
quelconques du faisceau.
2É Nous pouvons supposer que chaque déplacement fait partie
dÌun faisceau plus complexe et plus riche. Tous les déplacements
dont ce faisceau se compose seraient échangeables. Deux quelconques
d'entre eux seraient des multiples d'un autre déplacement plus
petit qui ferait lui-même partie du faisceau et qui pourrait être
regardé comme leur plus grand commun diviseur. Enfin tout déplacement
du faisceau pourrait être divisé en deux, trois ou un nombre
quelconque de parties, dans le sens que j'ai donné plus haut
à ce mot et le diviseur ferait encore partie du faisceau. Les
différents déplacements du faisceau seraient, pour ainsi
dire, commensurables l'un avec l'autre. A chacun d'eux correspondrait
un nombre commensurable et vice-versa. Ce serait donc déjà
une sorte de continu mathématique; mais cette continuité
serait encore imparfaite, car il n'y aurait rien qui correspondît
aux nombres incommensurables.
3 - Nous pouvons supposer enfin que notre faisceau est parfaitement
continu. Tous ses déplacements sont échangeables. A chaque
nombre commensurable ou incommensurable correspond un déplacement
et vice versa. Le déplacement correspondant au nombre n a n'est
pas autre chose que le déplacement correspondant au nombre a
répété n fois.
Pourquoi est-ce la dernière de ces trois solutions qui a été
adoptée? Les raisons de ce choix sont complexes.
1 - Il a été établi par l'expérience que
les déplacements qui sont suffisamment grands peuvent être
divisés par un nombre quelconque; et comme les instruments de
mesure ont augmenté de précision, cette divisibilité
a été démontrée pour des déplacements
beaucoup plus petits, à l'égard desquels elle semblait
d'abord douteuse. Nous avons ainsi été conduits par induction
à supposer que cette divisibilité est une propriété
de tous les déplacements, si petits qu'ils soient, et en conséquence
à rejeter la première solution et à nous décider
en faveur de la divisibilité à l'infini.
2 - La première solution, comme la seconde, est incompatible
avec les autres propriétés du groupe, que nous connaissons
par d'autres expériences. J'Ìexpliquerai cela plus loin. La troisième
solution s'impose donc à nous par ce fait seul. Le contraire
pourrait être arrivé. Il aurait pu se faire que les propriétés
du groupe fussent incompatibles avec la continuité. Alors nous
aurions sans doute adopté la première solution.
Sous-groupes ...